Gil Courtemanche : Un homme en colère
Société

Gil Courtemanche : Un homme en colère

En 1989, le journaliste GIL COURTEMANCHE pourfendait certains travers de la société québécoise dans un livre admirable: Douces colères. Dix ans plus tard, il revient à la charge avec Nouvelles douces colères, une attaque en règle contre le maudit débat constitutionnel, qui tourne en rond et ne veut plus rien dire. Un livre massue, qui ose dire tout haut ce que de plus en plus de gens pensent tout bas.

Gil Courtemanche, Douces colères est sorti en librairie il y a dix ans. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour écrire un autre livre?
En fait, j’avais d’autres projets, des projets de romans, de documentaires pour la télé… Je travaillais sur d’autres affaires, je voulais me sortir de la politique canadienne. Mais quand j’ai vu le couronnement de Lucien Bouchard, un gars qui arrive d’Ottawa et qui prend la tête d’un parti dont il n’a jamais lu le programme; et quand j’ai vu l’accueil qu’on lui a réservé, tout le monde agenouillé devant lui comme si c’était le Messie, je me suis dit: «Ah non, tabarnac, ça s’peut pas! Dites-moi que je rêve… Faut que j’écrive là-dessus!»

En dix ans, qu’est-ce qui a changé pour le mieux, selon toi?
Montréal. Pas le Montréal municipal, bien sûr, mais le Montréal social, le Montréal culturel, le Montréal «vie».
Montréal s’améliore d’année en année. Si l’on oublie l’aspect physique, c’est probablement une des plus belles villes au monde _ et j’en ai visité un sacré paquet. C’est une ville facile à vivre, pour n’importe qui, autant pour ceux qui y habitent depuis longtemps que pour ceux qui y arrivent. Contrairement à d’autres villes, les cercles ne sont pas fermés, tu vas trois fois dans un café et tu t’y sens chez toi, même si tu viens d’arriver de Roumanie dans un container. Les Montréalais ne sont pas préoccupés par leur avenir culturel et identitaire; c’est juste le Québec profond qui est pogné avec ça.

Pourquoi les étrangers décident-ils d’investir ici, et non à Québec ou à Chicoutimi? Parce qu’on est pluriel, multiple, métissé _ et parce qu’on est moins cher qu’ailleurs, faut pas se leurrer. Arrêtons de dire qu’on est géniaux, qu’on est meilleurs que Silicon Valley dans les effets spéciaux, comme essaie de nous le faire croire Bernard Landry!

Si les investisseurs choisissent de s’établir à Montréal, c’est parce qu’on a une bonne qualité de vie et parce qu’on est super gentils envers les entreprises. Tellement gentils que le gouvernement péquiste a décidé de laisser tomber mille téléphonistes pour séduire les investisseurs, et leur dire: «Regardez, y a pas de problèmes au Québec, c’est vous les maîtres, on va mettre en place les conditions gagnantes qui vous permettront de faire le maximum de fric…»


Et qu’est-ce qui a changé pour le pire, dans les dix dernières années?

La mondialisation de la pauvreté, la fragmentation de la société qui a créé un climat de concurrence inconsciente entre tout le monde. C’est l’apparition de ce qu’on appelle «les nouveaux pauvres». Aujourd’hui, tu sais que tu peux passer de propriétaire de maison en banlieue à locataire d’un taudis à Pointe-Saint-Charles du jour au lendemain, comme ça, à quarante-cinq ans!

Ça crée un climat d’insécurité permanente, et ça pousse les gens à se replier sur eux-mêmes. C’est facile d’être généreux quand t’es riche, c’est facile de te préoccuper de l’ensemble de la société: t’as du temps libre, un peu d’argent à donner, tu peux faire du bénévolat… Mais quand tu te fais dire: «Attention, t’es à l’aise aujourd’hui, mais demain, tu vas peut-être tout perdre», ça crée une société morcelée, où l’individu ne pense qu’à défendre ses intérêts.

Regarde notre conception de l’État: il y a vingt ans, tout le monde considérait le gouvernement comme un allié; aujourd’hui, dans l’esprit des gens, ce n’est qu’une bande de voleurs qui viennent vider nos poches…

Je trouve tellement incroyable le discours que nos politiciens tiennent sur le déficit _ le fait qu’on dépense trop, qu’on n’a pas assez d’argent pour se payer les services sociaux qu’on a… C’est un tissu de mensonges!

Il y a vingt ans, 60 % du budget des gouvernements provenait des activités commerciales, et 40 % provenait de notre poche. Mais avec la mondialisation, tout ça a changé. Désormais, il y a des millions et des millions de dollars qui échappent à toute forme d’imposition. C’est de l’argent virtuel, qui se promène d’un pays à l’autre. Écoute, il y a 1800 milliards de dollars de produits monétaires qui se transigent chaque jour! Aujourd’hui, la principale commodité, le principal produit qui se vend et sur lequel on fait commerce, ce ne sont pas les maisons, la nourriture ou les autos, c’est l’argent! L’argent crée de l’argent!

Avant, cet argent était fixe, on le trouvait dans les fonds de réserve, les profits ou les dividendes des entreprises. Mais maintenant, il n’est plus là!

D’où l’adoption de la taxe Tobin, que de plus en plus de personnes proposent, et qui permettrait aux gouvernements d’imposer une partie de cet argent virtuel…
Exactement. Il n’y a pas d’autres moyens de s’en sortir! À cause de la mondialisation, à cause du marché virtuel qui permet aux entreprises de déménager leur fortune d’un simple clic, aujourd’hui, c’est 60 % du budget des gouvernements qui vient de nos poches, et 40 % des entreprises.
Il est là, le déficit! Pas besoin de chercher midi à quatorze heures!

Pourquoi on a moins d’argent? Parce que des voleurs sont partis avec! Parce qu’une bonne partie des profits des entreprises échappe à toute forme d’imposition! Il faut trouver un moyen de récupérer cet argent-là…

Écoute, ça n’a plus de sens. Le financier George Soros a fait 1,6 milliard de dollars de profit en six heures, en jouant sur la livre anglaise! Les trois cents traders de la City Bank à New York créent plus de profits en un trimestre que les 134 000 travailleurs de Peugeot! Pense à ça…

C’est débile, notre économie va s’écrouler si ça continue comme ça!

On se sent complètement démunis devant ça…
Le problème, c’est qu’on ne discute jamais de ces questions. On préfère perdre notre temps à discuter des «conditions gagnantes», de la loi 101, d’affiches que personne ne lit car on ne sait pas lire, d’une langue que personne ne parle car on parle comme des pieds… À quoi ça sert de défendre une langue que seule la ministre de la Culture est capable de parler correctement? On s’en câlisse!

On a évacué toute forme de critique sociale. On ne parle que du débat constitutionnel, c’est tout ce qui nous préoccupe.

Au moins, au Canada anglais, il reste encore un espace de discussion. Aux dernières élections fédérales, par exemple, trois comtés parmi les plus pauvres du Nouveau-Brunswick ont élu des députés néo-démocrates afin de protester contre le massacre de l’assurance-chômage effectué par le gouvernement Chrétien. Ici, rien. C’est le cul-de-sac, on n’en finit plus de tourner en rond.

Et on se retrouve toujours avec les mêmes politiciens…
Pourquoi? Parce que la question nationale fausse tout le débat!

Regarde ce qui se passe au fédéral: tant que le Bloc va exister, on va être pogné avec Jean Chrétien. Le Parti conservateur ne pourra jamais devenir un parti national, le Reform continuera d’exister, le NPD va tirer le diable par la queue, et le PLC va se faufiler parmi tout ce beau monde! Tant que le Bloc sera là, ça va être 50 pour le Bloc, 50 pour le Reform, 25-30 pour le NPD, 25-30 pour les Conservateurs, et la victoire pour les Libéraux! Ils présenteraient une vache sans pis, et ils seraient réélus!

Le débat national pollue la respiration démocratique, ça nous piège. Même les syndicats sont piégés, car ils appuient la lutte nationale, et ils ne veulent pas nuire au PQ à la veille d’un référendum…

Mais tout ça va changer. Les jeunes, par exemple, se foutent totalement de ce débat stérile…
Le problème, c’est qu’ils n’entendent parler de rien d’autre! Prends l’utilisation des fonds de transfert fédéraux. On aurait pu avoir un débat de fond sur cette question importante. Tout ce qu’on a eu, c’est une campagne immonde du PQ qui disait: «Ottawa veut nous enlever le sang de nos veines!», une campagne aberrante et totalement mensongère.

Tout est perçu à travers la même lentille: «C’est la faute à Ottawa, c’est la faute à Ottawa…» Voyons donc! Si ça va mal dans les écoles, c’est pas la faute à Ottawa, le ministère de l’Éducation est à Québec! Si les radio-oncologues foutent le camp, c’est pas la faute à Ottawa, c’est notre faute, c’est nous qui les avons mis à la retraite! Si on a un con comme Pierre Bourque à l’hôtel de ville de Montréal, c’est notre faute, pas celle du gouvernement fédéral! S’il y a des trous dans les rues, c’est pas la faute à Ottawa! Arrêtez, merde!!!

On a remplacé l’Église catholique par l’Église nationale. Avant, l’Église catholique était menacée par les protestants; aujourd’hui, c’est la nation qui est menacée par les Anglais et les fédéralistes.
Il n’y aura pas de discours véritablement progressiste tant qu’on restera prisonniers de ce carcan. On dira toujours: «Faut régler la question nationale; on parlera des soins de santé et de la redistribution de la richesse après…»

C’est comme un disque brisé…
Les indépendantistes raisonnent encore comme si le PQ n’avait jamais été au pouvoir, comme s’il n’avait jamais développé la Caisse de dépot, voté la loi 101, établi le zonage agricole, rendu le français obligatoire… La vérité est que le PQ a pris le pouvoir et qu’il a realisé tout ce qu’il avait promis en 1976, sauf une chose: l’indépendance. Il reste juste ça à faire, mais en gros, la société que le PQ souhaitait est là, elle existe!

Mais non, on nous ressort toujours le discours de 1837: la résistance face à l’ennemi.

Tu sais ce qui nous menace vraiment? Pas Ottawa: les cinq grands conglomérats mondiaux qui contrôlent près de 60 % des images que tu vois à la télé, des tounes que t’entends, des disques que t’achètes, des films que tu regardes… Ça, c’est pas mal plus dangereux que Sheila Copps!

On gueule contre le fédéral. Mais Radio-Canada et l’ONF sont les deux principaux piliers de la culture québécoise; enlève Radio-Canada et l’ONF, et la culture québécoise dont on est si fiers n’existe pas.

On entend toujours les indépendantistes gueuler contre Radio-Canada. Les as-tu déjà entendus gueuler contre TVA? Jamais! Pourtant, TVA n’a jamais diffusé un film québécois, il ne présente aucune émission culturelle, il ne parle jamais d’un maudit livre, et il ne présente que du cinéma américain. 97 % des films présentés à TVA sont américains. À TQS, la poubelle la plus puante de toute l’histoire de l’humanité (à part les câbles de malades mentaux aux États-Unis), c’est 100 %. La ministre de la Culture demande-t-elle à TVA de s’occuper de la culture québécoise? Non. Mais chaque fois que Radio-Canada modifie un petit truc en région, on rue dans les brancards et on dit que le fédéral met en danger la culture francophone! Aye… Il faudrait peut-être rappeler que c’est Radio-Canada qui a nourri Pierre Bourgault pendant tant d’années!

On dit que le discours économique constitue une pensée unique. Eh bien, au Québec, on a deux pensées uniques: la pensée unique économique et la pensée unique nationale. On est dans les commandements de Dieu jusqu’aux oreilles…

Et depuis quelques jours, on nous refait le coup de l’anglicisation de Montréal…
Ça, c’est la grosse contradiction du PQ. Selon les péquistes purs et durs, le grand danger pour l’avenir de la société québécoise, c’est Montréal, car c’est le ventre de l’anglicisation. Mais chaque fois que les péquistes veulent vanter la modernité de la société québécoise, de quoi parlent-ils? De Montréal! Le multiculturalisme, le métissage…

On a encore peur de l’anglais. Écoute, Jacques Brassard, qui a été ministre des Affaires intergouvernementales, n’est pas capable de dire un maudit mot d’anglais! Faut le faire, non? C’est comme nommer un curé agent de liaison pour les travailleurs du sexe!!!

C’est quoi, une langue nationale? C’est une langue accessible à tous, un outil commun de communication, c’est tout. Après, que les Arabes parlent arabe entre eux, on s’en crisse-tu? L’important, c’est qu’ils disent bonjour à la maîtresse en français quand ils arrivent à l’école, c’est tout ce que la société demande…

Quand tu vas dans le 19e arrondissement à Paris, personne ne parle français dans la rue. Les gens parlent malien, congolais, arabe, chinois, vietnamien… Mais quand tu vas au commissariat de police ou à l’école, là, tout le monde parle français. C’est ça, l’important. C’est ça, la langue d’un État: un outil, rien de plus.

Et ça, on l’a, au Québec! Ça existe! Il y a vingt-cinq ans, sur l’avenue du Parc, il n’y avait pas une affiche en français; maintenant, il n’y a pas une affiche en anglais. Qu’on arrête de dire que le visage de Montréal s’anglicise!

Et à la limite, on s’en fout!!! Mets-moi le taux de chômage à 5 %, je préférerais ça de loin à la loi 101…

Tous les jours, on prouve que la société québécoise existe, qu’elle est forte, riche, vivante. Pourquoi vouloir à tout prix donner un nom à quelque chose qui existe déjà? Pourquoi veut-on absolument que ce soit écrit sur un bout de papier: «Société distincte». Qu’est-ce que ça donnerait de plus?

Ce qui est important, c’est de le vivre! Et on le vit! Alors pourquoi s’emmerder avec ça?

Si t’as un roman qui s’appelle juste Roman, et que tu en vends cent mille exemplaires, tu ne te dis pas: «Je retire mon livre des librairies parce que je veux lui donner un titre!» Tu le laisses comme ça, et tu te dis: «Fuck la couverture, on s’en fout, ce qui compte, ce sont les mots, ce qu’il y a dedans!»

En fait, onn a l’impression que tout ça, c’est un combat abstrait, complètement débranché de la réalité…

C’est un combat de chefs, pas un combat pour le bien des citoyens. C’est un combat de territoire, exactement comme celui qui divise les Hell’s et les Rock Machine. Pourquoi les motards veulent-ils mettre la main sur le territoire de l’autre? Pour que le prix de la dope baisse? Pour que les dopés aient de la meilleure dope? Non, c’est parce qu’ils veulent contrôler le marché.

Prends la grande bataille sur le contrôle de la formation de la main-d’ouvre. Ça fait vingt ans que ça dure. Or, depuis deux ans, c’est réglé, Québec a finalement mis la main sur cette juridiction. Devine quoi? C’est le bordel, ça ne s’est jamais si mal passé. Même Québec avoue que les gens en formation ont moins de services qu’avant, à l’époque où c’était divisé!!!

Est-ce qu’on a fait ça pour le bien des travailleurs? Non, on a fait ça pour le bien de l’État. Et il y a une maudite différence entre l’État et les citoyens. Ce qui est bon pour l’État n’est pas nécessairement bon pour les citoyens. Et ce qui est bon pour Lucien Bouchard est loin d’être nécessairement bon pour les citoyens.

Mes amis français me demandent toujours: «Mais vous allez faire l’indépendance à cause d’un chevauchement administratif?» Ils n’en reviennent pas. Pour eux, c’est complètement absurde. Des chevauchements administratifs, en France, il y en a à tous les coins de rues, il y a des administrations partout, des préfets, des sous-préfets, des cantons, des sous-cantons… Personne ne ferait l’indépendance pour ça!
Non, vraiment… Charest, Bouchard, ce sont des petits bums de ruelle. Ils se battent pour savoir qui va contrôler le coin de la rue…

Douces colères
Boréal, 1999, 180 pages

Des réactions à ce texte? Faites-nous-en part sur notre site Internet. On publiera les meilleures la semaine prochaine…