Désinstitu-tionnalisation et maladie mentale : Tout le monde dehors!
Société

Désinstitu-tionnalisation et maladie mentale : Tout le monde dehors!

Les asiles n’ont plus la cote. Les malades mentaux vivent désormais dans des foyers de groupes, dans des appartements supervisés ou… dans la rue. Récemment, à New York, un psychiatrisé sans abri a poussé une femme devant une rame de métro. Il avait tenté de se faire interner à plusieurs reprises, mais chaque fois, on se contentait de lui donner des pilules et de le rejeter à la rue… Est-ce la même chose ici?

Jean-Philippe a mis son chapeau de cow-boy pour la photo. Mais entre deux bouffées de cigarette, l’ancien boxeur est peu loquace. «Moi, j’ai fait tous les hôpitaux psychiatriques, de Québec à Vancouver.» Avec un diagnostic de psychose maniaco-dépressive et un problème d’alcool, Jean-Philippe est aussi un habitué des détox, des prisons, des refuges pour itinérants, des chambres miteuses et autres lieux accueillants.

Il n’est pas le seul à s’enliser ainsi dans la marginalité, hors du circuit traditionnel de soins. «Il y a de plus en plus de gens dans la rue avec des problèmes de santé mentale», affirme Bibiane Dutil, directrice de Diogène, un organisme qui offre un suivi aux personnes itinérantes ou judiciarisées et souffrant de troubles mentaux.

Car le mouvement de désinstitutionnalisation, amorcé il y a plus de trente-cinq ans, n’a pas eu que des conséquences heureuses. Au début des années 60, avec l’arrivée de psychiatres «modernes», les promesses de la médication et la publication du livre Les fous crient au secours, écrit par un ex-psychiatrisé, Jean-Charles Pagé, l’asile s’est retrouvé sur la sellette. En 1962, la Commission d’enquête sur les hôpitaux psychiatriques recommande une réforme urgente: il faut déshospitaliser les patients et réduire l’institutionnalisation des nouveaux cas. C’est le début de la première vague: de 1962 à 1970, le milieu asilaire passe de 19 730 lits à 16 211. La deuxième vague, dans les années 70 et 80, fait disparaître quelque 6500 lits supplémentaires.

Malgré un bilan mitigé _ itinérance, judiciarisation, alourdissement du fardeau des familles _, le gouvernement maintient le cap. En 1995, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) constate qu’avec 6000 lits en psychiatrie, le Québec en compte 0,86 par 1000 habitants, soit environ le double de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. Il se fixe donc comme objectif d’en couper la moitié d’ici 2002. «C’est un peu simpliste comme raisonnement, dénonce le docteur Gilles Chamberland, psychiatre et directeur du service professionnel à l’Institut Philippe-Pinel. En Ontario et en Colombie-Britannique, les structures communautaires sont mieux organisées que les nôtres pour prendre les patients en charge.»

Il faut dire que jusqu’à tout récemment, la désinstitutionnalisation s’accompagnait de compressions budgétaires qui ont limité les investissements dans la communauté. En 1995, à Montréal, le budget pour la santé mentale de la Régie régionale de la santé et des services sociaux s’est vu amputé d’environ quinze millions de dollars, avant d’être stabilisé à 350 millions en 1998.

Néanmoins, règle générale, la désinstitutionnalisation est un succès: les patients, une fois dans la communauté, y gagnent en autonomie, en débrouillardise et en qualité de vie. Par contre, les départements de psychiatrie des hôpitaux généraux commencent à manquer d’air.

Au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), les 49 lits du pavillon Hôtel-Dieu ont été remplacés par un hôpital de jour. «Il est probable que trop de lits aient été coupés, estime le docteur Louis Deumié, psychiatre et responsable de l’hôpital de jour. À présent, les patients qui ont besoin d’une hospitalisation complète peuvent facilement passer deux semaines à notre urgence avant d’obtenir une place en psychiatrie à Notre-Dame ou à Saint-Luc.» Et on n’admet plus aussi facilement ceux qui se présentent à l’urgence de leur propre chef. «La seule fois où ils m’ont gardé, c’est quand je me suis jeté à terre en donnant des coups de pied partout, rigole Jean-Philippe. Sinon, ils nous donnent un rendez-vous avec un psychiatre plus tard.»

La situation dans les hôpitaux généraux est d’autant plus difficile qu’ils ne peuvent plus envoyer leurs patients dangereux à l’Institut Pinel aussi aisément qu’avant. «Nous avons l’expertise et les installations pour les cas lourds. Mais l’hôpital est plein, déplore le docteur Chamberland. Nous avons maintenant une dizaine de cas en attente, et pas des petits cas! Ce sont des patients qui agressent le personnel, mordent les infirmières ou allument des feux partout.»

Hors-circuit
Mais c’est surtout la non-institutionnalisation _ cette idée de maintenir à tout prix les gens hors des hôpitaux _ qui a conduit à la marginalité plusieurs malades mentaux. Car si ceux qui sortent des hôpitaux psychiatriques sont généralement encadrés étroitement, ceux qui n’y sont jamais entrés peuvent échapper au circuit régulier de soins, soit les CLSC, urgences et cliniques externes. «Parce qu’ils sont incapables de s’adapter à la structure des services, de prendre un rendez-vous et de le respecter, ou de patienter dans une salle d’attente, plusieurs patients n’ont pas de suivi», note Bibiane Dutil.

Une part de ces individus se retrouvent dans la rue et atterrissent dans les refuges pour itinérants. À la Old Brewery Mission, le directeur de opérations, Claudio Iadeluca, estime que pas loin de 40 % des nouveaux usagers souffrent de maladie mentale, contre 25 % auparavant. Au service social de l’Accueil Bonneau, sur les quelque 240 personnes suivies, 80 % ont désormais des problèmes de santé mentale, alors qu’à l’origine la grande majorité vivait essentiellement des problèmes de toxicomanie.

«Souvent, ajoute Bibiane Dutil, ces individus nient leur problème et cherchent à soulager leurs symptômes en prenant de la drogue ou des médicaments illicites dans la rue.» Or, si la dangerosité des personnes atteintes de maladie mentale ne dépasse pas celle de la population en général, le risque augmente lorsque le diagnostic se double d’un problème de toxicomanie. C’est le cas de Jean-Philippe, qui mélange souvent l’alcool à son cocktail de pilules. «Quand j’ai mes médicaments et que je ne prends pas de boisson, je ne suis pas dangereux. Mais sinon, je suis pas mal violent», admet-il.

Ces personnes refusent généralement les soins. «Dans ce cas, la seule façon de les amener à l’hôpital, c’est en situation de crise extrême», soutient Bibiane Dutil. Car lorsqu’un individu présente un danger grave et immédiat pour lui-même ou pour autrui, la loi permet de l’amener contre son gré à l’hôpital. «Souvent, l’hospitalisation ne dure que vingt-quatre heures, déplore madame Dutil. Les médecins lui administrent une dose intensive de médicaments et le mettent dehors.» Claudio Iadeluca connaît la musique: au moins une fois par semaine, un taxi s’arrête devant son établissement pour dumper une personne avec des troubles de santé mentale envoyée par un hôpital. «Si le malade est itinérant, ils le soignent puis le mettent à la porte avec un sac de pilules», déplore-t-il.

Mais le docteur Chamberland fait remarquer que si les hôpitaux ne gardent pas une personne récalcitrante plus de vingt-quatre heures, c’est qu’il faudrait aller devant les tribunaux pour l’hospitaliser malgré elle. Le psychiatre doit y démontrer que la personne présente un danger grave et immédiat. «Ce n’est pas évident, témoigne-t-il. Souvent, la dangerosité n’est pas si immédiate, mais elle existe bel et bien. Avec cette démarche aussi coûteuse et compliquée, et une forte pression pour libérer rapidement les lits, ça devient trop facile de dire: "Elle ne veut pas se faire soigner, c’est sa décision, elle a droit à son autonomie", et de la laisser partir.»

D’autant plus qu’une fois obtenue l’autorisation de le garder, si le patient refuse la médication, il faut retourner devant les tribunaux pour obtenir cette fois le droit de le traiter contre son gré. «Souvent, ces gens-là sont soignés seulement lorsqu’ils sont très malades ou finissent par commettre un crime, regrette le docteur Chamberland. Certes, il faut préserver la liberté des patients, mais nous sommes peut-être allés un peu trop loin: tout passe par les tribunaux.»

L’hôpital dans la rue
Après trente-cinq ans de désinstitutionnalisation plus ou moins réussie, le gouvernement a appris sa leçon. Cette fois, l’argent suit les patients dans la communauté. Ainsi, à Montréal, la totalité des 17,5 millions de dollars dégagés par la fermeture de 468 lits en psychiatrie sera réinvestie hors des murs hospitaliers.

Pourtant, plusieurs organismes communautaires enragent. Car dans les plans de réallocation, les hôpitaux raflent près de 70 % du butin, soit douze millions de dollars, qu’ils utiliseront pour créer des ressources communautaires, notamment l’ouverture de centres d’hébergement. Or, les résidences de type institutionnel, où le cadre est souvent plus serré et la médication, obligatoire, occupent déjà 75 % de l’ensemble de l’hébergement au Québec. À Montréal, la Régie régionale dénombre 4500 places de ce genre, alors que seuls treize organismes communautaires offrent un type de logement alternatif _ où, comme à la Maison Saint-Dominique, le locataire jouit d’une grande autonomie et assume la responsabilité de prendre ou non ses médicaments./

Le milieu communautaire déplore que le modèle institutionnel soit privilégié. «La réforme se fait sans remise en question des pratiques, critique Mario Bousquet, coordonnateur de l’Association des groupes d’intervention en défense des droits – santé mentale du Québec. On reproduit carrément l’hôpital dans la communauté!»