Les enfants disparus : Ombre et brouillard
Société

Les enfants disparus : Ombre et brouillard

Le 25 mai est la Journée internationale des enfants disparus. Pendant vingt-quatre heures, nos pensées se tourneront vers ces bambins dont nous sommes sans nouvelles. Mais pour les parents de ces jeunes, l’angoisse est  continuelle.

Nous ne les avons ni vus ni connus, nous ne leur avons jamais parlé. Pourtant, ils nous sont familiers, comme la petite voisine d’en face. Ils s’appellent Sébastien, Jolène, Mélanie et Julie. Entre autres.

Ce sont des enfants disparus. Il y en a plus de soixante mille inscrits dans les fichiers policiers au Canada, bon an, mal an. Certains se sont éclipsés il y a longtemps, d’autres ont été retrouvés, vivants ou morts. Au Réseau Enfants Retour, le plus vieux dossier date de 1954. «On ne ferme jamais un dossier», dit Patrick Bergeron, directeur de la recherche à Enfants Retour.

Certains disparaîtront aujourd’hui, et réapparaîtront avant le week-end, indemnes et insensibles à la tourmente qu’ils auront créée autour d’eux. D’autres ont été enlevés, ont fait une fugue ou sont tout simplement disparus de la carte avec un de leurs parents.

Liliane Cyr et moi sommes attablés dans un Harvey’s de Côte-des-Neiges, parce que l’endroit n’est pas interdit aux fumeurs. «Je ne pourrais pas te parler si je ne pouvais pas fumer», dit-elle.

Alors, cigarette après cigarette, Liliane parle de Yohanna, sa fille. Elle en parle au présent, et lui souhaite le meilleur avenir possible, comme n’importe quel autre parent le ferait pour une fille de vingt-quatre ans.

Mais Yohanna est portée disparue depuis le 15 août 1978. Elle avait dix-huit mois au moment elle a été enlevée par une connaissance, «un pimp», dit Liliane, dont on a perdu la trace aujourd’hui. «Où que soit ma fille, peu importe dans quelle situation elle se trouve, elle va tenter de me joindre un jour si on lui dit la vérité sur son passé.»
Yohanna fait partie du 1 % des enfants enlevés par un étranger (c’est-à-dire: une personne qui n’est pas membre de la famille), un crime abject qui obtient une attention médiatique importante chaque fois qu’il survient. «Jamais je ne me suis découragée, dit Liliane Cyr. Même si je n’ai aucune preuve que ma fille est toujours en vie, même si les policiers ont fermé mon dossier. Je l’ai fit rouvrir. J’ai été obligée de leur donner les dernières photos qui me restent, avec la chienne de les perdre. Si je n’ai plus de photos, je ne sais pas ce que je vais faire…»

Les histoires d’enlèvements au centre commercial par un étranger tiennent plus de la légende urbaine que de la réalité. Ces cas sont si rares que le sergent Michel Laganière, du Service de police de la CUM (SPCUM), responsable de la police jeunesse pour tout l’Ouest de l’île, n’a aucun dossier de ce genre dans ses classeurs. «Si ce n’est pas une fugue, comme c’est le cas neuf fois sur dix, c’est un enlèvement par l’un des parents, après une rupture difficile. Et encore là, ce n’est pas très courant: il n’y en a que deux ou trois par année en moyenne dans mon secteur», explique-t-il.

Fuites en avant
En 1998, 62 087 enfants étaient portés disparus au Canada. Selon les statistiques tirées des rapports de la GRC, 80 % sont des fugueurs âgés de douze à dix-sept ans. Cinquante-deux ont été kidnappés par un étranger.

On inscrit «enlèvement par un étranger» seulement lorsque les policiers sont convaincus qu’il en est ainsi. Sinon, on dit que ce sont des disparitions inexpliquées. En 1999, près de dix mille cas de disparitions survenus au Canada étaient considérés comme «inexpliqués». Il ne s’agit ni d’accidents, ni de rapts, ni de fugues, ni de cas d’égarement.

Étonnement, le Québec ne compte que 13 % des disparitions. L’Alberta, deux fois moins populeuse que le Québec, en compte autant. «Il y a plus d’Amérindiens là-bas, explique Patrick Bergeron. La vie difficile dans les réserves pousse plusieurs jeunes Autochtones à fuguer.»

À Montréal seulement, la police de la CUM traite quelque cinq mille dossiers de disparition chaque année. Ici aussi, ce sont des cas de fugues, pour la plupart. Il arrive souvent que le même jeune disparaisse plusieurs fois dans la même année. «Les statistiques peuvent être trompeuses, ajoute Michel Laganière. Plusieurs cas de fugues ne sont pas rapportés à la police. es disparitions qui surviennent dans des familles où la vie est pour le moins difficile.»

Les enfants fuguent à cause d’une chicane de famille, de la mort d’un proche, ou pour se prostituer. Ce que les policiers cherchent d’abord, histoire de mieux orienter leur enquête, c’est s’il y a une raison derrière la disparition. Il faut trouver les motifs et le pourquoi. «Ça, c’est très important», dit Laganière.

Si la majorité des cas de disparition sont résolus dans les trois mois, il arrive parfois que l’éclipse dure le temps que le bambin devienne majeur et vacciné. C’est ce qui se produit quand un enfant est enlevé par le parent qui n’en a pas la garde légale. L’année dernière, au Québec, soixante et un enfants du divorce sont partis en balade avec papa ou maman lors de la visite hebdomadaire, pour ne jamais revenir. Souvent, ils sont à l’étranger.

«Au moins, je sais qu’il est vivant», confie Micheline Tremblay, dont le fils Karim a été kidnappé il y a sept ans par son père d’origine égyptienne (voir encadré).
Micheline a tout essayé pour récupérer son fils: elle a effectué plusieurs voyages en Égypte, a fait appel aux tribunaux égyptiens complaisants et a rencontré des avocats, des avocats et encore des avocats. Or, après sept ans et vingt mille dollars, rien n’y fait, Karim s’enracine en Égypte. «Mon ex veut revenir au Canada. Maintenant, je suis mieux préparée et je l’aurai à l’usure, affirme-t-elle. Mais l’avenir de Karim me préoccupe beaucoup. Il ne parle plus qu’arabe. Tout ce que je peux lui dire au téléphone, c’est: "Je t’aime" en arabe. Je lui répète: "Je t’aime, je t’aime, je t’aime", et là, je me mets à pleurer. C’est la seule communication que j’ai avec lui depuis l’enlèvement.»

Aux États-Unis, la situation est pandémique. Selon le Département de la Justice, quelque 163 000 cas sérieux d’enlèvement parental sont signalés chaque année. Au Canada, ces cas sont moins fréquents, mais ils demeurent malgré tout très difficiles à traiter. C’est que les parents kidnappeurs hangent leur apparence, transforment les filles en garçons et les garçons en filles. Très souvent, ils changent de nom, et n’ont jamais d’adresse fixe. Dans presque tous les cas, ces enfants sont isolés, n’ont pas le droit de jouer avec d’autres enfants. Beaucoup ne sont même pas scolarisés, faute d’avoir une existence «officielle».

L’enlèvement est parfois motivé par l’amour parental, mais le plus souvent, par la volonté de se venger du parent qui a la garde. Les circonstances sont toujours nébuleuses. «Lorsqu’on arrête un parent qui a enlevé son enfant, confie Michel Laganière, on ne sait pas si on a affaire à un criminel ou simplement à un parent qui a fait ce qu’il fallait pour le bien de son enfant.»


Jamais sans mon gouvernement

En novembre 1998, la Lavalloise Lorraine Doucet a embrassé, pour la première fois en dix ans, ses trois enfants que son ex-conjoint avait kidnappés et emmenés dans son pays d’origine, le Pakistan. Quand Sarah, quinze ans, Sabrina, treize, et Adam, onze, ont revu leur mère à l’aéroport, pas de larmes, ni d’exclamations de joie: ils ne l’ont pas reconnue!

Depuis 1983, la Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants fait respecter les décisions du premier tribunal qui a accordé les droits de garde d’un enfant, et force le retour de l’enfant à son gardien légal. Ça, c’est le principe. Mais dans la réalité, seulement vingt-six pays adhèrent à la Convention, ce qui en fait davantage un voeu pieux qu’un véritable outil. La moitié des enlèvements internationaux sont résolus; un sur quatre seulement dans les pays qui ne reconnaissent pas la Convention.

Il y a deux ans, un comité parlementaire à Ottawa s’est penché sur la question. Dans son rapport, il avait pris soin de souligner qu’«aucun pays régi par la loi musulmane ne l’avait adoptée. (…) Ces pays acceptent le dogme théologique voulant que le mâle règne en monarque absolu sur la famille».

Même dans les pays sinataires de la Convention, rien n’est facile. Le comité a retenu l’expérience vécue par Nancy White, dont le fils a été enlevé, lors de vacances familiales en Grèce, par son ex-conjoint. Les parents de madame White ont dépensé plus de cent mille dollars pour récupérer l’enfant. Une facture salée attribuable au peu de cas qu’ont fait les tribunaux grecs de la Convention, et à la voracité des avocats grecs, soucieux de plumer leur cliente nord-américaine.

Le comité avait recommandé au gouvernement fédéral que la question des enlèvements d’enfants figure à l’ordre du jour de ses rencontres internationales, et que l’on soutienne financièrement les parents. Comme l’explique Micheline Tremblay: «Ça ne sert à rien de faire appel aux tribunaux: d’un pays à l’autre, les lois se contredisent. Ce genre d’affaires doivent se régler au niveau politique.» Mais encore aujourd’hui, les parents ne peuvent compter que sur le système D.