Le Canada et la pauvreté : Une nation d'hypocrites
Société

Le Canada et la pauvreté : Une nation d’hypocrites

Quand les politiciens nous annoncent que l’économie est florissante, ils omettent de nous dire que le nombre de personnes pauvres au pays ne cesse d’augmenter. Selon MEL HURTIG, auteur de Pay the Rent Or Feed the Kids, un essai percutant sur la pauvreté au Canada, le "plusse meilleur pays du monde" est loin d’être un paradis…

Avez-vous remarqué que l’on nous présente toujours le taux de chômage comme s’il s’agissait du résultat d’un combat de boxe? Plus le chômage se fait malmener, mieux nous nous portons…

"Dans le coin droit, l’Économie Canadienne, un molosse redoutable qui a connu des saisons difficiles au début des années quatre-vingt-dix, mais qui est aujourd’hui au sommet de sa forme avec la création de cinquante-six mille emplois en septembre 2000. Il affrontera ce soir, sous vos yeux ébahis, le Taux de Chômage, une crapule détestable dont l’étoile semble pâlir depuis que sa moyenne nationale a défoncé le plancher mythique des 7 % pour s’établir aujourd’hui à 6,8 %… Allons sans plus tarder sur la passerelle rejoindre nos analystes financiers, qui commenteront pour vous le dévoilement des statistiques des deux premières semaines d’octobre… "

Une fois le bulletin de nouvelles terminé, on retient que l’économie va bien, et que les plus pauvres de notre société doivent forcément être moins mal pris qu’avant. Faux, rétorque Mel Hurtig, auteur de Pay the Rent Or Feed the Kids: The Tragedy and Disgrace of Poverty in Canada (McClelland & Stewart), un livre qui fait la lumière sur le phénomène de la pauvreté au Canada, un problème qui touche de plus en plus de personnes. Selon monsieur Hurtig, cette façon manichéenne de juger de la santé de l’économie en se fiant au taux de chômage est non seulement trompeuse: elle met en lumière notre hypocrisie collective face au phénomène de la pauvreté.

Le plus meilleur quoi?
Quand il a commencé à travailler sur son livre, Mel Hurtig avait comme objectif d’écrire un ouvrage qui dénoncerait le décalage entre le discours des politiciens, et la réalité quotidienne telle que nous la vivons réellement. Le premier chapitre du livre devait traiter du problème de la pauvreté au pays. Hurtig a donc sillonné le pays afin de rencontrer des citoyens, des parents, des professeurs et des responsables d’organismes de charité, bref, des gens qui vivent la pauvreté au quotidien. Il s’est alors aperçu que le problème était tellement important qu’il a décidé de lui consacrer son livre en entier…

"J’ai été terriblement choqué par l’ampleur de la pauvreté au Canada, et par le peu d’attention que les hommes politiques et les médias accordaient au problème, explique-t-il. Nos dirigeants ne cessent de répéter qu’ils ont à coeur l’avenir du pays et celui de nos enfants, mais quand on examine les politiques qu’ils adoptent, on se rend compte qu’ils sont complètement indifférents au phénomène de la pauvreté. Je ne mène pas une vendetta contre le pouvoir: je ne fais qu’énoncer des faits. Par exemple, 1,5 million d’enfants canadiens ne mangent pas à leur faim, n’ont pas les moyens de s’habiller adéquatement, et n’ont pas accès à une éducation de qualité."

Quand Hurtig parle de la pauvreté, il ne se contente pas de lancer des statistiques aux quatre vents: il décrit une réalité bien tangible. "Être pauvre, écrit-il, c’est de se préoccuper du nombre d’articles que l’on achète au supermarché. C’est de marcher trente pâtés de maisons pour aller porter une demande d’emploi, puis rentrer chez soi, toujours à pied, pour économiser sur l’autobus. C’est de se faire refuser un emploi de laveur de vaisselle. C’est d’obtenir un diplôme d’études secondaires après des années d’efforts, pour s’apercevoir que cela ne fait aucune différence. C’est de se faire refuser l’accès à une banque alimentaire par un employé salarié et syndiqué qui doit gagner au minimum vingt dollars de l’heure, et qui mangera un bon repas chaud chez lui ce soir…"

D’ailleurs, le titre du livre, Pay the Rent Or Feed the Kids, n’est pas une formule-choc, mais bien le lot quotidien pour près de huit familles sur dix bénéficiant de l’aide sociale qui disent utiliser l’argent de la nourriture pour payer le loyer… "C’est un phénomène relativement nouveau, et qui tend à prendre de plus en plus d’ampleur, explique Hurtig. J’ai rencontré une femme à Vancouver qui était fâchée après sa petite fille parce qu’elle avait mangé un morceau de pain en revenant de l’école, et que ce morceau de pain devait servir de lunch pour le lendemain. Chaque jour, des millions de gens doivent gérer leur nourriture de cette façon…"

Le premier chapitre du livre de Hurtig est d’ailleurs intitulé "Une nation d’hypocrites". Serions-nous à ce point insensibles au phénomène de la pauvreté qu’il faille nous traiter d’hypocrites pour nous faire réagir? "Nous ne voulons pas regarder la réalité en face, rétorque Hurtig. 17,5 % des Canadiens sont pauvres, alors qu’ils n’étaient "que" 14,1 % il y a dix ans. Quand on se compare aux autres pays développés, on s’aperçoit que notre fiche de route est alarmante! Aujourd’hui, 16 % des enfants canadiens sont pauvres, alors que la moyenne pour les dix-huit pays les plus développés est de 7.9 %. L’Autriche, la Suède, la Norvège, la Belgique, les Pays-Bas: tous ces pays ont un taux de pauvreté infantile qui équivaut à la moitié de celui du Canada, LA MOITIÉ! En 1997, 10 % des familles canadiennes vivaient avec un revenu annuel de 12 074 dollars, soit tout juste mille dollars par mois. Le gouvernement travaille à améliorer le sort de la classe moyenne, mais le sort des plus pauvres de notre société s’aggrave."

Pour en finir avec le taux de chômage
Pourquoi le taux de chômage ne reflète-t-il pas la réalité économique des individus? Parce qu’il ne tient pas compte de la qualité des emplois: un poste à temps plein y a la même "valeur" qu’un emploi précaire au salaire minimum. Or, 48 % des travailleurs canadiens ont soit un emploi à temps partiel, soit un emploi temporaire, ou sont des travailleurs autonomes, une tendance qui inquiète Mel Hurtig. "Le Canada a le taux le plus élevé de travailleurs à temps partiel et de travailleurs autonomes de tous les pays développés. Et les travailleurs autonomes sont loin d’être riches: leur revenu annuel oscille en moyenne entre dix mille et vingt mille dollars… Bref, ce n’est pas parce que le taux de chômage est bas que les gens ont une qualité de vie décente. Et loin de s’accélérer, la création d’emploi diminue au pays. De 1979 à 1988, 2 498 000 nouveaux emplois ont été créés, alors que de 1989 à 1998, on assistait à la création d’à peine 1 500 000 emplois…"

Au Canada, les pauvres deviennent plus pauvres, et les riches deviennent plus riches: au cours des dernières années, les augmentations de salaire n’ont touché que les 10 % les plus nantis. En 1984, les 20 % les plus pauvres gagnaient en moyenne 7 814 dollars par année, alors qu’en 1998, ce même segment de la population avait maintenant un revenu annuel moyen de 3 993 dollars. Entre 1989 et 1997, le nombre de pauvres au pays a littéralement explosé, passant de 3,5 millions à 5.1 millions de personnes…

Résultat: de plus en plus de gens ont besoin d’aide. En 1984, on comptait 64 banques alimentaires au Canada. En 1998, on en dénombrait 625. Pendant ce temps, le gouvernement coupe dans les sommes allouées aux familles: en 1996, les familles recevaient au total 800 millions de moins qu’en 1984… Et dire que l’on trouve encore des gens qui demandent au gouvernement de diminuer le salaire minimum!

S.O.S. pauvreté
Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, le filet social canadien est loin d’être un exemple à suivre en la matière: au chapitre des dépenses reliées aux programmes sociaux, nous arrivons au vingtième rang des pays développés! "En fait, poursuit Hurtig, les seuls pays qui dépensent moins que nous pour les pauvres sont des pays comme le Mexique, la Corée et les États-Unis. Si nous voulions dépenser le même montant que les pays membres de l’OCDE dépensent en moyenne pour leurs programmes sociaux, nous devrions augmenter les budgets de 45 milliards de dollars! On éradiquerait du coup la crise au niveau des hôpitaux, de l’éducation post-secondaire, et plus un seul enfant dans ce pays ne vivrait sous le seuil de la pauvreté."

Et il ne faut pas chercher longtemps pour trouver les solutions: selon Hurtig, elles existent, et plusieurs pays ont d’ailleurs déjà enrayé une grande partie de leur pauvreté. Il cite l’exemple de la France, qui affiche aujourd’hui un taux de pauvreté de 6 % (trois fois moins qu’au Canada) alors qu’il a déjà été de 25 %. "Les solutions sont là: il faut subventionner l’apprentissage des emplois, mettre sur pied un programme pour l’enfance qui réponde véritablement aux besoins des familles pauvres, indexer le salaire minimum en fonction de l’inflation, retourner à l’assurance-chômage au lieu de la formule ridicule d’assurance-emploi, développer un programme de logement social qui fait cruellement défaut au Canada, et je pourrais continuer ainsi pendant une demi-heure. Mais pour vraiment éradiquer la pauvreté, cela prendrait une prise de conscience de la part de la population et des politiciens, et rien ne semble indiquer que c’est sur le point de se produire."

La semaine prochaine, nous publierons la première partie d’une série de reportages sur la pauvreté à Montréal.