La filature, sport national : Surprise sur prise
Société

La filature, sport national : Surprise sur prise

Voleurs, fraudeurs, flâneurs, employés tire-au-flanc bénéficiaires de prestations de la CSST ou conjoints adultères, vous êtes des cibles de choix pour les agents d’investigation qui sont peut-être sur vos talons. Une pro de la traque a accepté de nous livrer une partie de ses secrets.  Instructif.

Vous travaillez sur la route et vous vous tapez sur les cuisses parce que vous croyez pouvoir vous permettre de passer un après-midi peinard dans un resto-bar à siroter du porto, incognito? Vous souriez à belles dents en retapant votre véranda, songeant à vos talents de comédien (et surtout à la tête de votre patron), alors que vous êtes en congé de maladie payé par la CSST pour une entorse lombaire ou autres bobos imaginaires? Vous pensez réussir un coup fumant en sortant de la marchandise à 3 h du matin des locaux de l’entreprise où vous travaillez en raillant le système de sécurité interne? Vous êtes gréviste et prévoyez un petit saccage ni vu ni connu? Pensez-y à deux fois, car vos "exploits" sont peut-être immortalisés sur pellicule par un agent d’investigation dûment mandaté.

La main dans le sac
La filature est une industrie en pleine santé au Québec. Et "l’artisan" de vos malheurs est peut-être Nicole (pseudonyme): une belle femme, la cinquantaine, à l’allure classique, qui, en un peu plus de 20 ans, est devenue une véritable pro de la filature. Son tableau de chasse comprend voleurs, saccageurs, fraudeurs, flâneurs, tricheurs, mais d’abord et avant tout des travailleurs comédiens bernant leur employeur et la CSST. "C’est notre pain et notre beurre et presque 80 % de mes cas de filature. En général, quand il demande une filature, l’employeur a raison: ce sont des cas de "malades" chroniques."

Notre espionne doit souvent user de subterfuges afin de pêcher le poisson. "J’ai déjà filmé un gars qui devait porter un collier cervical parce qu’il s’était blessé au travail, mais qui ne le portait pas et donnait même des cours de danse sociale. Je me suis donc inscrite aux cours et j’ai fait danser le gars, qui ne se doutait pas qu’une caméra était cachée dans mon sac à main sur une table…" dit-elle, ajoutant qu’en général, l’employeur à qui elle remet le fruit de son travail demande la démission de l’employé, qui se voit par la suite poursuivi par la CSST pour fraude…

Nicole est aussi rompue aux infiltrations en entreprise, où son travail consiste alors à recueillir des informations sur les tractations internes et le fonctionnement global du milieu. Elle a déjà passé quatre ans dans une entreprise de haute technologie de la région de Montréal afin de faire des rapports quotidiens à la maison mère. "Mon mandat premier était d’identifier les employés voulant se syndiquer, mais j’avais aussi les patrons à l’oil. J’étais la rapporteuse officielle de tout ce qui pouvait aller mal!"

Les cibles de Nicole ne sont pas que des gagne-petit ou de simples employés. Récemment, elle croquait, postée dans son camion de surveillance au nom d’un entrepreneur en électricité, un directeur général de supermarché qui ne s’embarrassait pas de passer à la caisse avant de sortir avec des caisses pleines de nourriture, en plein jour! "Je l’ai pris cinq fois en sept jours. Les gens ne se doutent pas qu’ils sont surveillés." Au début de février, ce fut au tour d’un PDG dont les patrons doutaient du zèle au travail de tomber dans les filets de Nicole. "Il passait ses après-midi au restaurant."

Avis à tous les jaloux et jalouses paranos: le service de filature existe pour vous aussi, mais il vous en coûtera 500, sinon 600 $ par jour pour savoir si votre conjoint saute la clôture…

Les outils de travail du parfait espion sont l’auto avec vitres teintées ou le camion banalisé, les jumelles, caméra (grande et petite) et micro-enregistreuse. "Il faut surtout être discret, patient, attentif et prendre des notes vocales pour ne rien rater. Aussi, il vaut mieux demeurer statique, éviter de changer l’auto de place car les gens s’habituent à voir un véhicule dans le paysage."

Un métier dangereux et ingrat?
Casse-gueule, ce travail? En certaines occasions, ce fut un peu "cow-boy", admet Nicole. "J’ai fait des poursuites sur l’autoroute pour repérer un gréviste qui faisait du vandalisme sur des véhicules ou des bâtiments de la compagnie. Chaque fois qu’il y a une grève, il y a de la surveillance, mais les gens ne le savent pas toujours." Les sites de piquetage lors de grèves de travailleurs manuels sont des endroits où ça brasse très fort et où il faut être rusé. "Les gars se méfient beaucoup et connaissent le truc de la mallette avec la caméra cachée. Une fois, j’ai donc dû utiliser une nouvelle caméra placée sous mon bras dans un étui et dont la lentille était au milieu d’un bouton-pression. J’avais ainsi les mains dans les poches et ils ne pouvaient pas se douter que je filmais. Le but est d’accumuler des preuves quand il y a du saccage et de capter ce dont les gars discutent."

Le travail d’agent d’investigation est souvent complémentaire à celui des policiers, qui n’interviennent que lorsqu’il y a un crime commis et ne font de la filature que dans le cas de criminels notoires. "Il y a plusieurs années, j’ai travaillé avec la GRC sur un dossier où d’anciens felquistes posaient des bombes chimiques dans les toilettes des stations Petro-Canada. Il y a aussi eu ce cas, classique, de l’employé de manufacture qui sortait des meubles la nuit. Postée sur un banc de neige avec ma caméra, je l’ai attrapé vers 3 h 30 la nuit. Ensuite, j’ai prévenu les policiers qui l’ont intercepté, puis je leur ai fourni les preuves."

N’est-ce pas dur de jouer ce jeu, de toujours traquer les gens et de les prendre en défaut? "Ce qui est difficile, c’est qu’on n’est pas soi-même quand on fait de l’infiltration, on se fait des amis mais on doit jouer un double rôle, s’inventer une histoire, et surtout ne pas se mêler dans ses mensonges!" A-t-elle des tourments moraux? "Non, mon job, c’est d’attraper les gens et je le fais. Mais si on me demandait de suivre quelqu’un que je connais, je refuserais. Je dis à mes amis qui reçoivent des prestations de la CSST et qui ne le devraient pas de faire très attention."

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Renseignements supplémentaires

Selon le ministère de la Sécurité publique, il y aurait 91 agences d’investigation au Québec embauchant 1000, 2000, 5000 agents? Mystère total, car ces agents possèdent le même permis que les milliers de gardiens de sécurité dans les hôpitaux ou les centres commerciaux. Pour obtenir un permis d’agent d’investigation, il suffit d’être âgé de 18 à 70 ans, d’avoir une bonne réputation, de n’avoir jamais été trouvé coupable d’une infraction au code criminel, d’avoir les qualités morales liées à la fonction et d’être à l’emploi d’une agence détentrice d’un permis en la matière. Ça fait pas mal de candidats potentiels!

"Des particuliers nous contactent quand ils se font voler et trouvent que la police n’agit pas assez vite. Des parents nous demandent de localiser leur adolescent ou de vérifier qui il fréquente. On intervient aussi dans les cas où il y a un jugement de la cour à l’endroit d’un parent qui a la garde des enfants mais ne peut toutefois pas aller dans les bars", dit Yvon Boulanger, président d’Alexandre Investigations, une agence située sur la Rive-Sud de Montréal. Il rappelle que les travailleurs qui n’ont rien à se reprocher n’ont pas à s’inquiéter. "Les compagnies ne font pas suivre des employés sans doute sérieux, sinon on ne serait jamais assez d’agents!"