L’industrie funéraire : Cadavre exquis
Moins de religion, plus de personnalisation, mort commercialisée et rites funéraires en kit. Le marché de la mort a le vent dans les voiles. La diversité culturelle et l’athéisme grandissant dans la société nord-américaine obligent l’industrie funéraire à se réinventer. Il est loin derrière le cliché du croque-mort verdâtre dans Lucky Luke. Aujourd’hui, la mort est un marché bouillant d’activité, la clientèle a de nouveaux besoins; l’industrie funéraire entre probablement dans la plus grande mutation de son histoire. Comment vivre sa mort au XXIe siècle?
Un rendez-vous manqué…
Monique Lafontaine, une massothérapeute de 55 ans, a perdu, il y a quatre ans, l’homme qui partageait sa vie depuis 31 ans. Ce deuil l’a fait réfléchir non seulement sur sa propre disparition, mais aussi sur celle de ses pairs. Elle aurait voulu mieux vivre la mort de son mari. "Il était atteint d’un mal très complexe médicalement, dit-elle. Aucun médecin ne pouvait dire s’il allait mourir. Sa mort a donc été occultée jusqu’à la fin, ce qui nous a empêchés de l’affronter et d’en parler." Monique a aujourd’hui l’impression d’avoir vécu un rendez-vous manqué: "Mon seul regret aura été de ne pas en avoir parlé avec lui, qu’on ne se soit pas préparé mutuellement à ça. C’est un adieu qu’on aurait dû se faire."
Ce triste événement a fait réfléchir Monique quant à sa propre mort, qu’elle espère rapide et subite. "Mourir dans mon sommeil, d’une crise cardiaque, à 78 ans", dit-elle. À ses funérailles, elle voudrait de la musique. Plus particulièrement la chanson Il était une fois des gens heureux, de Stéphane Venne. Une chanson qui lui rappelle l’époque de son enfance, "le petit Québec un peu frileux des années 1950". Beau programme.
Elle voudrait aussi que l’on disperse ses cendres. Au Costa Rica, peut-être. "Si on veut venir me voir, il va falloir voyager. Et je crois que les voyages améliorent la vie." Monique espère laisser derrière elle des valeurs d’authenticité et ce goût de "toujours faire une recherche personnelle pour s’améliorer".
Mourir comme au XXIe siècle
"C’est comme vous voulez", dit la publicité d’Urgel Bourgie, conçue par l’agence BOS, dans laquelle on voit des gens qui, comme Monique Lafontaine, expliquent avec des étincelles dans les yeux le scénario de leurs obsèques. Chaque fois, la cérémonie est décrite comme une fête, une célébration. "On a voulu faire passer le message que, contrairement à ce qui avait été le cas dans notre industrie, chez Urgel Bourgie, on est très ouvert d’esprit", explique Denis d’Etcheverry, président d’Urgel Bourgie.
"On a une salle multimédia, poursuit M. d’Etcheverry. Les gens peuvent apporter des DVD ou des VHS, on est en temps réel sur ordinateur et les gens peuvent assister à la cérémonie grâce à une caméra Web. Dans la majorité de nos salons, on offre aux gens d’apporter leur propre environnement musical." Parfois, les demandes des clients sont plus précises: "Pendant la période des visites, par exemple, la dépouille sera présente et on va avoir un pianiste qui va jouer, on va servir l’apéro, c’est une réunion, ajoute Denis d’Etcheverry. On va aussi nous demander que les visites n’aient pas lieu nécessairement dans un salon funéraire. Avant, on ne voyait pas ça."
Mais c’est aux États-Unis que l’on trouve les idées les plus créatives en matière de funérailles. Ainsi, il vous est possible d’amalgamer vos cendres à un diamant afin de laisser un souvenir éternel à vos survivants. Vous pouvez aussi vous faire exposer près d’un étang, dans une cuisine ou dans un gymnase, si le cour vous en dit. Vous craquez pour la momification? Et pourquoi pas un film de votre vie, qui sera projeté lors de vos funérailles? Ou un mausolée virtuel, un site Internet en souvenir de vous?
En ce qui concerne les lieux de repos éternel, ce n’est pas non plus le choix qui manque. À votre trépas, vous pourriez faire disperser vos cendres aux quatre vents par avion ou les déposer en mer, comme l’ont fait avant vous Janis Joplin, Steve McQueen et John F. Kennedy. Une compagnie offre même le service de disperser vos cendres dans l’espace! Funeral Latina, une entreprise de pompes funèbres de Salt Lake City, a lancé cet été un service conçu expressément pour les clientèles hispaniques, en proposant de transporter et d’enterrer les dépouilles sur leur terre natale comme le veulent certaines cultures. La dernière tendance: les cimetières écolos, comme celui de Ramsey Creek à Westminster en Caroline du Sud. Des cercueils biodégradables, ensevelis en milieu naturel. Pas d’herbicides, pas d’embaumement avec des produits chimiques. "De la terre, tu retourneras à la terre", dit-on.
La mort évolue…
C’est d’abord la transformation de Montréal en ville cosmopolite qui a forcé l’industrie des services funéraires à revoir ses pratiques. "Montréal, ce n’est plus ce que c’était, soutient Denis d’Etcheverry. Avec l’arrivée de toutes ces nouvelles communautés culturelles, des gens commençaient à nous demander des choses particulières."
Depuis une vingtaine d’années, la population n’est pas seulement plus cosmopolite, mais aussi plus athée. "Le rapport à la mort n’est plus du tout un rapport religieux", dit Jean-Jacques Lavoie, directeur de Frontières, la revue du Centre d’études sur la mort. Avec l’athéisme toutefois, c’est la panne de rites. "Les psychologues le disent, le rite est capital pour éviter le deuil pathologique", poursuit M. Lavoie.
Si autrefois les rites entourant la mort étaient coulés dans le dogme et jamais remis en question, ce n’est plus le cas aujourd’hui. "La baisse de la fibre religieuse fait que les rituels catholiques sont abandonnés, explique Alain Leclerc, directeur général de la Fédération des coopératives funéraires du Québec (FCFQ). Il n’y a plus de livres de recettes entourant les funérailles. Devant cette absence de rituels, l’industrie se met à offrir toutes sortes de choses."
La fin des baby-boomers
Un dernier facteur vient expliquer la soudaine vivacité des entrepreneurs de pompes funèbres. Les baby-boomers s’éclipsent tranquillement et le rapport qu’ils entretiennent avec la mort est fort différent de la génération qui les a précédés. "Jusqu’à tout récemment, il était préférable de vivre une lente agonie plutôt qu’une mort brutale, explique Jean-Jacques Lavoie. La lente agonie permet de se préparer à aller au ciel et de recommander son âme à Dieu. On vivait sa mort. De nos jours, on préfère mourir sur-le-champ, de façon subite. Toute méditation sur la mort est superflue, pour ne pas dire carrément morbide ou pathologique."
Même si les baby-boomers préfèrent évacuer le sujet, la fatalité les rattrapera irrémédiablement au cours des prochaines décennies. Les entreprises de services funéraires le savent et attendent patiemment le boom. En 2002, 55 000 personnes sont décédées au Québec. "Le nombre de décès augmente d’environ 1 % par année, note Alain Leclerc. Par contre, Statistique Canada prévoit que ce nombre grimpera à 70 000 en 2011, à 80 000 en 2021 et à 100 000 en 2031."
En attendant, la seule façon, pour les salons funéraires, d’être proactifs, ou plutôt d’aller chercher une nouvelle clientèle sans être à la merci des hasards de la vie, c’est en vendant ces fameux préarrangements. "À 50 ans, les baby-boomers représentent une clientèle qui achète des préarrangements. C’est pour ça que la stratégie d’Urgel Bourgie, entre autres, est orientée vers ce groupe d’âge", ajoute Alain Leclerc.
Chez nos voisins du sud, 20 % des gens qui décèdent ont actuellement des préarrangements. Le fonctionnement est simple: vous choisissez aujourd’hui votre cercueil, spécifiez le déroulement de votre cérémonie, et vous payez le montant qu’auraient coûté vos funérailles si vous étiez mort aujourd’hui. Alléchant? Oui, sauf que les salons funéraires s’en mettent plein les poches puisqu’ils réinvestissent cette somme d’argent et récoltent des intérêts jusqu’à votre décès. "Acheter un préarrangement n’est pas un geste économiquement rentable pour l’individu, ajoute M. Leclerc. Il faut savoir que les intérêts des placements sont généralement plus élevés que le taux d’inflation", ajoute Alain Leclerc.
Le bien-mourir, ce n’est pas le bouquet
Bref, pour contrer cette commercialisation à outrance de la mort et éviter que des clients se fassent rouler par leurs entrepreneurs de pompes funèbres, la FCFQ conseille aux futurs trépassés d’accepter de parler de la mort. Pour plusieurs personnes, les funérailles sont souvent la troisième plus grosse dépense d’une vie. "Les gens se font avoir par ignorance, dit Alain Leclerc. Et quand vient le moment d’en parler, ils font affaire avec des experts en marketing et en vente de produits de toutes sortes et se font monter une facture épouvantable. Si les gens avaient parlé de la mort de leur vivant, ils auraient été plus en mesure d’identifier ce qui est important à leur décès et revenir à ce qui est essentiel pour eux. Et on suppose que l’essentiel, ce sont des valeurs fondamentales et simples d’entraide et de solidarité plutôt qu’un gros bouquet."
Renseignement supplémentaires
Hausse des décès: les croque-morts se réjouissent Qui ne se souvient pas du croque-mort des bandes dessinées de Lucky Luke qui se frottait les mains avec satisfaction quand un duel armé se préparait? Malgré que leur tâche soit tout sauf ordinaire, il reste que les entrepreneurs en services funéraires sont des hommes et des femmes d’affaires. Aussi, ils sont à l’affût des fluctuations de leur "marché". Pas étonnant, donc, de voir que la Fédération des coopératives funéraires du Québec s’est réjouie publiquement quand le nombre de décès par an a défoncé le cap des 50 000 et que ses membres voient d’un bon oil les statistiques qui démontrent la hausse importante de la proportion de personnes âgées dans la population. Cependant, preuve que la mondialisation économique touche tous les secteurs, ils s’inquiètent de l’accaparation du marché funéraire québécois par des entreprises venues des États-Unis, lesquelles traitent près de la moitié (20 000) des décès enregistrés annuellement (52 000) dans la province. Des 320 entreprises comptabilisées au Québec, 200 traitent moins de 100 décès par année. Dans certaines régions, les entreprises états-uniennes possèdent plus de 50 % du marché, comme c’est le cas au Saguenay avec S.C.I. À quand des comptoirs de services funéraires dans les Wal-Mart? (Claude Giguère)