Société

Transhumanistes et néo-luddites : Guerre philosophale

Les nouvelles technologies sauveront-elles le monde, ou causeront-elles sa perte? Deux pensées s’affrontent…

LE TRANSHUMANISTE
Justice de Thézier

rêve d’une société où l’on pourra "surmonter nos limites biologiques par les progrès technologiques". Il rêve d’une société progressiste où, grâce aux prodiges de la génétique, les individus pourraient vivre centenaires, jouir d’une intelligence accrue et de sens plus aiguisés, être immunisés contre la maladie et ne plus connaître les handicaps physiques. Une société, en somme, où tous seraient égaux. Pour atteindre cette utopie ("réaliste", insiste-t-il), il invite le monde à lancer une seconde révolution tranquille. Une révolution qui permettra d’embrasser les nouvelles technologies afin qu’elles portent l’humanité vers de nouveaux horizons.

Non, Justice de Thézier n’est pas un illuminé. Il est responsable de NEXUS, le chapitre montréalais de l’Association transhumaniste mondiale. Le "transhumanisme", sachez-le, est cet état transitoire qui mènera à l’émergence de posthumains (des gens modifiés génétiquement qui, par définition, n’appartiendront plus à la race humaine telle que nous la connaissons depuis 100 000 ans). La transition est en cours. Les nouvelles technologies augmentent déjà les capacités des humains; pensons simplement aux lentilles cornéennes, aux prothèses diverses et aux stimulateurs cardiaques (pacemakers).

LE NÉO-LUDDITE
Kalle Lasn a 62 ans. Originaire de l’Estonie, il habite aujourd’hui Vancouver. Inquiet des conséquences désastreuses des nouvelles technologies, il rêve d’un retour en arrière. Il rêve d’une société où l’automobile (et le pétrole) ne serait plus l’unique moteur de l’économie. Une société où l’agriculture modifiée génétiquement serait éradiquée et où les citoyens seraient libérés de la propagande commerciale diffusée par la télévision. Une société, en somme, où l’humain vivrait en harmonie avec lui-même, ses semblables et son environnement.

Kalle Lasn a vécu la majeure partie de son existence dans un environnement naturel. Joint au téléphone, il déplore le fait qu’aujourd’hui, les gens évoluent davantage dans un "environnement électronique". "Certaines personnes passent tellement de temps devant l’ordinateur ou la télé, ou encore à écouter leur baladeur qu’elles me semblent à demi vivantes, dit-il. Elles passent toute leur vie dans leur tête. Leur apparence est grotesque, elles ne peuvent plus marcher convenablement, ou courir. Elles ne peuvent plus avoir de rapports sexuels vigoureux. Il y a quelque chose de mauvais dans ces types d’humains."

Non, Kalle Lasn n’est pas un illuminé. Dans les milieux gauchistes, son nom est surtout associé au magazine Adbusters, qu’il a fondé en 1989 et qui est rapidement devenu le porte-étendard du culture jamming et de l’anticorporatisme. Il se définit comme un néo-luddite. Un peu comme les Luddites du XIXe siècle (des ouvriers qui résistèrent violemment à l’arrivée des machines dans les usines), les néo-luddites résistent, aujourd’hui, à l’adoption des nouvelles technologies et cherchent à déclencher une révolution culturelle au sein de la société.

Entre Justice de Thézier, le transhumaniste et Kalle Lasn, le néo-luddite, il existe un fossé idéologique considérable. L’un prône la recherche scientifique sans contraintes, l’autre considère la science comme un "projet raté". Outre un penchant certain pour les prédictions nostradamistes, nos deux philosophes contemporains partagent toutefois un point commun: tous deux rêvent d’un monde plus sain, où régneraient la paix, la justice sociale et la santé. Tous deux rêvent du Meilleur des mondes. Et comme dans le classique d’Aldous Huxley, s’oppose le monde des technologies (celui des enfants fabriqués en laboratoire) au monde "sauvage" (celui où l’homme redevient l’animal qu’il a toujours été).

LIBERTÉ MORPHOLOGIQUE
Justice de Thézier souhaite que les citoyens puissent profiter, un jour, de la "liberté morphologique", c’est-à-dire la possibilité de se "modifier génétiquement": changer de sexe et de traits raciaux, améliorer ses capacités physiques, etc. Il est optimiste. "Puisque l’évolution technologique ne risque pas d’être stoppée, dit-il, les progressistes doivent articuler des politiques qui permettront de maximiser les bénéfices sociaux issus des technologies." Parmi ces bénéfices, il évoque particulièrement les possibilités qui pourraient naître de l’ingénierie génético-germinale. "Une des percées progressives les plus importantes sera de garantir l’accès universel aux technologies génétiques permettant aux parents de s’assurer que leur enfant ait les mêmes capacités biologiques que les autres, poursuit-il. Les naissances assistées technologiquement, ce qui inclut éventuellement les grossesses artificielles, libéreront les femmes de la nécessité d’être les "porteuses" vulnérables de la prochaine génération." Ce n’est pas tout. "Le jour n’est pas loin où chaque humain pourra [profiter des biotechnologies] afin d’avoir l’intelligence suffisante pour être un citoyen actif", ajoute Justice de Thézier.

CHAOS TECHNOLOGIQUE
À l’inverse, Kalle Lasn est plus pessimiste. La technologie, il s’en méfie. Pour lui, il s’agit avant tout d’un produit propulsé par le capitalisme. Et le capitalisme nous mène tout droit au chaos. Il a d’ailleurs sa petite vision de l’avenir. "Au cours des prochaines années, le prix du pétrole continuera d’augmenter, dit-il. De 45 $ le baril, il grimpera à 55 $, 60 $ et même 70 $ le baril. L’économie sera très instable partout dans le monde et il surviendra ce que j’appelle un "11septembre/2". Vraisemblablement une attaque bioterroriste qui touchera une grande ville américaine. Bien plus que 3000 personnes périront. L’économie mondiale chavirera et la situation sera pire que dans les années 30. Après coup, toutefois, l’économie locale renaîtra et les grosses multinationales commenceront à disparaître. Une nouvelle culture émergera qui ne sera plus basée sur l’automobile, le pétrole et la télévision, comme aujourd’hui. Enfin, la vraie vie recommencera…"

Kalle Lasn reconnaît que la technologie possède de bons côtés. Mais il soutient que ceux-ci sont assombris par ses côtés néfastes. "Nous sommes la première génération de l’histoire de l’humanité à faire face à la possibilité que la nature puisse mourir." Si Justice de Thézier partage ce constat, il persiste à dire que seules les technologies peuvent régler les problèmes actuels, tels que l’épuisement des ressources naturelles. "Grâce aux nanotechnologies, nous pourrions produire pratiquement n’importe quoi sans gaspillage ni pollution. Les nanotechnologies permettront éventuellement la construction d’usines spatiales (pour forer des corps extraterrestres) ou le déplacement des industries lourdes [et polluantes] ailleurs que sur la Terre. La seule véritable solution à long terme de notre pénurie de ressources naturelles est la colonisation de l’espace."

Pour Kalle Lasn, les transhumanistes doivent faire preuve de réalisme. "Il y a 40 ans, explique-t-il, il était possible d’être un transhumaniste et de s’émerveiller devant les incroyables progrès de cette technologie qui transformait notre vie. On parlait alors des avions, des automobiles et des téléphones. Mais 40 ans plus tard, les côtés obscurs des technologies sont devenus si importants que ceux qui pensent encore qu’elles peuvent nous sauver vivent dans un monde illusoire…"

Et vous, quel avenir voulez-vous pour vos petits-enfants? La version des transhumanistes ou celle des néo-luddites? Pensez-y! Parce que c’est aujourd’hui que ça se décide!