The Gates : Porte à porte
Société

The Gates : Porte à porte

7500 portes de tissu safran ornent depuis sept jours Central Park. Pour 20 millions de dollars, les New-Yorkais y voient-ils de l’art ou du cochon? Nous en avons rencontré quelques-uns.

Samedi 12 février à Central Park, en plein cœur de New York. Le coup d’envoi est donné. De petits soldats en gilets signés The Gates, munis de crochets, s’activent sur les portails en acier orange, hauts de 4 m 87. Des panneaux de tissu couleur safran se déroulent l’un après l’autre, se prêtant à la caresse de l’air en cette froide matinée. "C’est comme ouvrir un paquet-cadeau!" se réjouit un spectateur.

7500 portes munies de rideaux déployés sur 37 km de chemins piétonniers du parc, desquels ils épousent parfaitement les contours et illustrent trajectoire et élévations. Il s’agit de The Gates: Central Park, NYC, 1979 – 2005, la dernière installation du couple d’artistes Christo et Jeanne-Claude. Vingt-six années de lutte et d’insistance pour faire accepter le projet par la Ville de New York et un cachet de 20 millions de dollars, entièrement pris en charge par les artistes.

Les œuvres du couple, connu entre autres pour avoir emballé le Pont-Neuf à Paris en 1985 et le Reichstag (l’immeuble du Parlement) à Berlin en 1995, suscitent d’inlassables débats. Une notion de l’art considérée par certains comme douteuse, d’autres critiquant les sommes phénoménales englouties dans des installations futiles et éphémères.

TERRAIN D’EXPÉRIMENTATION

Christo et Jeanne-Claude, lui Bulgare, elle d’origine française (et tous deux nés le 13 juin 1935!), le répètent: ils n’ont pas d’objectif précis, si ce n’est une recherche d’esthétisme, une expression de la beauté. Alors, une collection d’énormes pièces de Lego jonchant le parc, est-ce beau?

Le spectacle est certes plaisant. Le tissu éclatant et chatoyant au soleil réchauffe le parc et confère une note d’optimisme à cette scène hivernale. Les pans de tissu claquent au vent comme les voiles d’un navire de Vikings, invitant le spectateur à l’expédition.

Étrangement, le parc semble être devenu un terrain de jeu tant pour les enfants que pour les adultes. Une vieille dame asiatique va de porte en porte et touche les pieds en acier pour vérifier la solidité de la construction. Plusieurs, curieux de connaître la texture, cherchent à frôler le tissu. Chaudement emmitouflée, une femme âgée erre, un sourire aux lèvres, vivant sans doute l’expérience prescrite par Christo: "À vivre entre nous-mêmes, nos pieds et le bruit du vent dans le tissu." Une jeune fille s’émerveille de la transformation surréaliste d’un espace qu’elle connaît pourtant si bien.

"Nous ne verrons plus jamais le parc de la même manière, dit Stewart Johnson, 79 ans, conservateur de musée, cette vision restera toujours dans nos souvenirs."

OUVRE DÉMOCRATIQUE

"Il n’y a pas d’ouverture officielle, pas d’invitation et pas de ticket d’entrée. Cette œuvre d’art est gratuite pour tous", informent Christo et Jeanne-Claude sur leur site Internet.

Dans les discussions où des mots sont interceptés au vol, il n’est question que des "portes". Certains s’émerveillent, le cœur léger. D’autres s’improvisent artistes. "Le contour devrait être noir pour faire ressortir les mouvements du tissu", explique une jeune fille, tandis qu’une autre qualifie les socles de "peu élégants", s’empressant de faire un croquis pour expliquer comment ils auraient dû être.

Vermar White, 18 ans, travaille dans une des cafétérias du parc. Il assure ne voir que des sourires depuis l’ouverture. "Les gens sont fiers et heureux comme si c’était leur propre travail, dit-il. Ils s’expriment à travers cette œuvre, par procuration."

Architecte allemande de 34 ans, Anja Grafe-Friedrich est venue à New York spécialement pour The Gates. Elle apprécie l’ambiance de joie et de plénitude que diffusent les expositions de Christo et Jeanne-Claude. Elle explique: "Ici, nous sommes entourés par l’art. L’œuvre occupe l’espace comme un organisme vivant, dont nous faisons partie."

Assis sur un banc, Cristobal Vivar, un graphiste mexicain de 30 ans, contemple l’œuvre qui, selon lui, "souligne l’espace et met en valeur le temps. Regardez, regardez comme au loin le tissu bouge. Notre futur ici est peut-être ce que l’on voit là-bas".

White, lui, voit dans les portes le symbole des choix dans la vie. "Chacune peut être une entrée ou une sortie. Et c’est seulement lorsqu’on arrive à la fin que l’on voit la beauté du chemin emprunté."

ART CONVIVIAL ET COMMUNAUTAIRE

The Gates est une installation majestueuse, ne serait-ce que par l’effort fourni pour la mettre en place. Brock Adler, 47 ans, enseignant environnementaliste, s’est porté volontaire il y a plus d’un an pour aider à monter l’installation. Mission accomplie, il pique-nique en famille et savoure un moment de repos. "J’aime faire partie de quelque chose de grand, qui regroupe de nombreuses personnes autour d’un même projet et qui permet d’accueillir des visiteurs", dit-il.

Sa femme, Diana Abramo, psychologue âgée de 50 ans, ajoute: "L’aspect émotif de cette œuvre provient de l’énergie coopérative qui a été déployée pour la faire vivre. C’est une source d’inspiration de voir que tant de personnes ont décidé de faire vivre quelque chose de ravissant et d’éphémère par la simple recherche de beauté."

Cette énergie positive serait-elle toujours présente dans l’air? Une femme debout à mes côtes s’enquiert: "Et vous, qu’en pensez-vous?" Plus loin, une dame d’une quarantaine d’années m’invite à une soirée de tango: "Je vais contacter les artistes, ce serait bien si nous pouvions avoir un peu de ce tissu pour la décoration de la soirée." Enfin, un frêle Mexicain en trottinette m’offre ses gants en insistant: "Vous allez écrire sur ça toute la journée? Tenez, prenez, vous avez les doigts gelés."

Au loin, une masse de cheveux rougeâtres apparaît soudain. Jeanne-Claude en ballerines argentées, flanquée de Christo, déambule sur les sentiers. Bien vite, un attroupement se forme. Main dans la main, ils sont photographiés comme le dernier couple en vogue d’Hollywood par des passants transformés en paparazzis. Quelqu’un s’exclame: "Nous sommes en présence d’une telle grandeur!" Un homme crie à leur attention: "Merci! Merci pour ce cadeau!"

Certains, comme Johnson, se réjouissent de cet événement qui permet de montrer New York sous un nouveau jour. "Vous savez, ce n’est pas une bonne ère pour les Américains. Ça, c’est un événement positif avec une dimension internationale. C’est la meilleure chose qui soit arrivée à New York depuis la construction du pont de Brooklyn."

Olufunmibi Awoshiley, administrateur d’hôpital vivant à Harlem, raisonne à échelle locale. "Harlem n’avait aucune connexion avec le reste de la ville. Beaucoup de gens n’étaient jamais venus par ici avant. Chacun dit "NY, NY", mais nous ne parlions pas de la même chose", affirme-t-il, estimant que l’œuvre (qui s’étend sur toute la longueur du parc, allant de Midtown Manhattan à Harlem au nord de la ville) a pour une fois réussi à faire converger différents quartiers et habitants de la ville.

CRÉATIF, RAVISSANT, ET APRÈS?

Du toit du Musée d’art métropolitain de New York, il est possible d’avoir une vue d’ensemble d’une partie du parc. On observe, dans les mots de Christo et Jeanne-Claude mêmes, le "toit doré créant des ombres chaudes", ou encore la "rivière dorée apparaissant et disparaissant à travers les branchages des arbres".

Un groupe de trois personnes est plongé dans une discussion. L’un, d’une quarantaine d’années, qualifie le concept de "volatil". L’autre, plus âgé, renchérit d’un ton amusé: "Mais comment est-ce que 20 millions de dollars peuvent être volatils?! C’est du Hare Krishna version corporate avec des rubans couleur safran!"

Plus d’un million de visiteurs sont attendus à Central Park durant les deux semaines de l’exposition. La municipalité de New York anticipe un revenu de 80 millions de dollars et quelques centaines de milliers de touristes venus exclusivement pour voir l’installation. Une perspective qui sied au maire de New York Michael Bloomberg, grand fan du projet.

Les artistes, qui n’acceptent aucun don et ont amassé les fonds grâce à la vente de croquis, dessins et collages de Christo (vendus à des prix variant de 30 000 à 600 000 dollars), ne toucheront pas de bénéfices. Les portails seront démontés au terme de l’exposition, le 27 février, et recyclés en totalité. Les artistes prendront en charge les coûts de nettoyage du parc et offriront de plus 3 millions de dollars au Centre de conservation de Central Park. Une procédure originale du début à la fin, recherchée par Christo et Jeanne-Claude qui souhaitent créer en toute liberté, sans être redevables à quiconque.

Un calcul ludique permet d’évaluer à 868 dollars chaque minute de présence de The Gates dans le parc. Mais l’art est irrationnel et doit assurément être passager, pensent les deux artistes fantaisistes. Un concept qu’Abbas Habibian, écrivain émigré d’Iran il y a tout juste un an, a du mal à accepter. "Vous savez combien il y a de sans-abri dans cette ville?" Et de regarder à nouveau les panneaux, pensif: "Vingt millions de dollars. Tout de même. Il y aurait eu tant d’autres choses à faire avec cet argent."

Pour plus d’information: www.christojeanneclaude.net