Alain Minc : Minc contre le populisme
Société

Alain Minc : Minc contre le populisme

Pour le financier et essayiste français Alain Minc, le projet souverainiste québécois n’est qu’une "régression infantile"… Quant à Mario Dumont, il incarne, selon lui, "le populisme version québécoise".

En Occident, la crise du politique a enhardi les laudateurs de la démocratie participative qui, à l’instar du militant environnementaliste français Nicolas Hulot, préconisent que l’on soumette systématiquement en amont au débat public toutes les grandes décisions politiques nationales. Êtes-vous partisan de ce type de consultation démocratique?

Alain Minc: "Je vous répondrais avec brutalité. Je hais la démocratie participative. Elle est la négation de la vraie démocratie, qui est la démocratie représentative, c’est-à-dire que les sociétés ne peuvent fonctionner que quand il y a des institutions. Le citoyen choisit les responsables politiques, s’il n’est pas content de leur performance, il les vire au bout de cinq ans. Mais penser que la solution aux problèmes complexes va venir d’une conscience aiguë, dont on ne voit pas très bien d’où elle viendrait du peuple, sur le thème: "Le peuple a toujours raison, c’est lui qui invente les solutions", c’est absurde! Ça, c’est la démocratie participative, qui a pour héros en France Ségolène Royal. Quant à Nicolas Hulot, il appartient à cette école d’écologistes sympathiques mais benêts qui devraient quand même se dire qu’avant de se préoccuper de la social-démocratie des arbres et des petites fleurs, il faudrait plutôt se préoccuper de la social-démocratie des hommes. Ce que je ne supporte pas dans la pensée écologique, c’est qu’à la fin des fins, elle fait prévaloir l’idée de nature sur l’idée de culture, et les exigences, qui sont réelles, de préservation de l’environnement sur une exigence qui est encore plus urgente: le progrès social."

Aujourd’hui, dans la majorité des pays occidentaux, on assiste au déclin des grands partis politiques. Ce phénomène, qui paraît inéluctable, n’est-il pas en train d’amoindrir les démocraties?

"Absolument. Mais c’est le propre des sociétés individualistes. Dans une société individualiste, tous les acteurs sociaux s’affaiblissent: les partis politiques, les syndicats, les Églises… À partir du moment où le consumérisme passe du champ économique à l’ensemble du champ social, tous les mécanismes de solidarité sont atteints. La démocratie en pâtit. Force est de rappeler que la démocratie, ce n’est pas simplement le suffrage universel, c’est aussi un pouvoir universel et un jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs entre des acteurs sociaux structurés dans lesquels les citoyens se reconnaissent. Les partis politiques sont un élément vital de la vie démocratique d’un pays. Donc, l’affaiblissement des corps intermédiaires érode la démocratie."

L’étiolement de la démocratie favorise-t-il le retour en force du populisme?

"C’est une évidence. Le populisme, dans des versions plus ou moins civilisées, est en train de gagner partout. C’est quoi, le populisme? C’est le fait de considérer qu’il doit y avoir une relation directe entre le peuple et son chef et de penser que le peuple a toujours raison. C’est donc le refus de toutes les formes de médiation. Le populisme est un marqueur idéologique très fort de l’anti-élitisme. Aujourd’hui, il est bien clair que le populisme progresse dans toutes les sociétés. Il progresse moins dans des sociétés très structurées par des acteurs forts, comme la société allemande. Il progresse dans une société comme la société française où les institutions, c’est-à-dire une monarchie élective, font que le tête-à-tête de l’opinion et du souverain est la marque du système institutionnel français. Le populisme progresse aussi aux États-Unis… et au Québec. Vous avez vu apparaître ce phénomène délétère lors des dernières élections législatives québécoises. Mario Dumont incarne avec éclat le populisme version québécoise."

D’après vous, les divergences entre l’Amérique et le reste du monde sont de plus en plus profondes, notamment avec les Européens. Ces mésententes n’ont-elles pas été exacerbées par la guerre en Irak?

"Je crois que le fossé va très au-delà de la guerre en Irak. D’une certaine manière, la société américaine s’éloigne de plus en plus du reste du monde et, plus particulièrement, de la société européenne. Dans le passé, il y avait entre les Américains et les Européens une communauté de valeurs sociales et des divergences économiques. Aujourd’hui, je crois qu’il y a de moins en moins de divergences économiques mais de plus grandes divergences sociales, surtout en ce qui a trait au coeur des valeurs qui font une société: l’avortement, la liberté individuelle, la peine de mort, la place de la religion, le rôle de la science… Le corpus doctrinal américain s’éloigne du corpus doctrinal européen. Et ça, c’est lié à mon sens à une évolution extrêmement profonde des États-Unis, qui étaient un pays occidental et qui sont devenus un "pays monde", où s’est établi un laboratoire dans lequel se concoctent les valeurs collectives de demain, alors que l’Europe, vieille ou nouvelle, est le congélateur des valeurs occidentales classiques. Aujourd’hui, l’Amérique est une nation plus interpellée par le monde que désireuse de le modeler à son image. Une Amérique d’autant plus narcissique, égoïste, isolationniste qu’elle se satisfait d’être, à elle seule, le syncrétisme du monde. Une Amérique qui, quand elle se met au balcon, regarde vers l’ouest bien davantage que vers l’est. Une Amérique plus réactive que proactive. Tel est le panorama."

Comment le Canada se positionnera-t-il dans les années à venir face à son voisin américain, devenu un puissant "pays monde"?

"Pour moi, le Canada, et je ne dis pas ça parce que je parle à un journaliste canadien, est un mystère de réussite. La première fois que je suis allé au Canada, en 1969, tout le monde pensait que ce pays n’était qu’un vaste espace territorial en voie d’être absorbé par la société américaine. Or, ce durcissement des valeurs de la société américaine, les Canadiens ne l’ont pas connu. Au contraire, le Canada est un havre de démocratie. Que vous ayez des valeurs qui se sont de plus en plus autonomisées, en termes de libertés individuelles, par rapport à l’évolution du modèle américain, alors que vous êtes si près, si dépendants à certains égards des États-Unis, c’est extraordinaire. De ce point de vue, ça montre bien qu’il n’y a pas de fatalité liée au seul jeu de l’économie."

Il y a 15 ans, dans votre essai La Vengeance des nations, vous aviez prédit le déclin du mouvement indépendantiste québécois. Le résultat des dernières élections législatives québécoises semble corroborer votre conjecture, très décriée à l’époque par les hérauts de la souveraineté du Québec.

"Le projet indépendantiste québécois s’est dissous en tant que nationalisme classique. Mais ce déclin est la résultante directe de l’évolution du modèle institutionnel canadien. Le fédéralisme canadien fabrique très intelligemment de l’unité dans la reconnaissance croissante de la diversité. Le projet indépendantiste québécois est une régression infantile parce qu’on ne répond pas au problème de la modernité en se blindant derrière une carapace. La majorité des Québécois sont des êtres lucides, perspicaces et responsables. Ils se sont rendu compte que la souveraineté ferait régresser le Québec, surtout au niveau économique et social. Plus on s’ouvre aux autres, plus on est soi-même et satisfait de son identité. De ce point de vue, je trouve que le Canada est un modèle pour l’Europe."

Alain Minc
Une sorte de diable. Les vies de John M. Keynes, Éditions Grasset, 2007, 347 p.
La Vengeance des nations, Le Livre de Poche, 1993, 315 p.