Dossier : Art-peur
Art-peur

Dossier : Art-peur

Le gouvernement de Stephen Harper impose des coupures au milieu culturel en exigeant la rentabilité alors que de son côté les millions ne manquent pas pour véhiculer ses propres vues.

Les artistes et les créateurs, c’est bien connu, craignent les conservateurs. Sans doute parce que conservatisme et remise en question esthétique sont des notions antinomiques. Ils étaient d’ailleurs nombreux, en 2008, à prêter main-forte à l’initiative «Unissons nos voix», prenant part à une série de capsules vidéo invitant la population à ne pas voter pour le Parti conservateur. La même année, les troupes de Harper invectivaient le groupe Holy Fuck pour justifier l’abolition du programme PromArt. Devrait-on financer un groupe avec un tel nom? se demandait-on. Il y a eu ensuite l’affaire des tableaux de Pellan, moins beaux que des portraits de la reine aux yeux de John Baird. Plus récemment, James Moore, ministre du Patrimoine, allait jusqu’à remettre en question les bourses versées à Manu Militari, qui avait osé mettre en scène, dans un vidéoclip, l’explosion d’un convoi canadien en Afghanistan. Financer la culture, oui, mais pas touche à l’image du Canada, sous peine de sanctions. Pas de quoi calmer la peur.

Pourtant, ils sont nombreux à faire valoir que les craintes du milieu culturel sont injustifiées. On financerait toujours autant la culture d’un océan à l’autre. Certes, on apprenait le printemps dernier que le budget du Conseil des Arts du Canada demeurerait intact mais que, globalement, le portefeuille de Patrimoine canadien serait réduit de 191 millions de dollars d’ici 2014-2015. Des coupes qui s’ajoutent à celles opérées depuis quelques années, notamment en 2008 dans les programmes PromArt et Routes commerciales.

Quelques éclopés (par Annabelle Moreau)

– 115 millions $ Montant que Radio-Canada devra retrancher de son budget total de 1,1 milliard $ d’ici 2014-2015.

– 10,6 millions $ Compressions (sur 3 ans) à Téléfilm Canada, soit 10% de son budget.

– 9 millions $ Abolition par le ministère des Affaires étrangères, en 2008, du programme PromArt pour l’exportation des produits culturels canadiens.

– 6,68 millions $ Compressions (sur 3 ans) à l’Office national du film, soit 10% de son budget.

– 4,7 millions $ Abolition, en 2008, du programme Routes commerciales pour soutenir les artistes canadiens à l’étranger.

3,5 millions $ Compressions demandées en 2012 par le ministre Flaherty à Bibliothèque et Archives Canada (BAC).

– 490 000 $ En 2011, suppression d’une subvention de Ressources humaines et Développement des compétences Canada à Wapikoni mobile.

– 65 000 $ En 2011, perte d’une subvention de 65 000 $ pour le Festival international de la littérature (FIL).

Dans le budget 2012, une phrase laisse pour le moins songeur: «Patrimoine canadien adoptera un cadre stratégique plus intégré et centré sur les bienfaits sociaux et économiques que ses programmes procurent aux Canadiens et à leurs collectivités. De plus, le ministère se concentrera sur les activités de financement donnant lieu à des contributions de la part de partenaires.»… «Bienfaits économiques», l’expression est lancée, et sème le doute. On comprend que la performance sera considérée au premier chef. On financera ce qui est rentable, ce qui vend. La culture, oui, mais si elle est synonyme de fric.

On comprend que nous vivons dans une ère où il faut se serrer la ceinture. Rentabilité, rentabilité et rentabilité sont les trois piliers de la politique culturelle des conservateurs. Admettons que ce soit justifié. Admettons que nous devions affronter un cataclysme économique annoncé en nous rabattant sur l’austérité. Acceptons aussi, puisqu’on nous y invite, de considérer que quelques centaines de millions retirés çà et là ne changeront pas grand-chose et que, après tout, il doit bien y avoir quelques économies à faire dans la tour de Radio-Canada sans que la culture ne doive en payer le prix.

C’est forts de ces bonnes intentions et sur la base de ces hypothèses que nous avons épluché ces dernières semaines toutes les dépenses de Patrimoine Canada pour y trouver quelques perles. Car si, d’un côté, on demande aux créateurs et travailleurs culturels de se transformer en gestionnaires soucieux d’optimisation, de l’autre, il semble qu’on ne manque pas de dollars pour donner dans une certaine esthétique tantôt royale, tantôt purement teintée de nation-building, et dans tous les cas sans égard à la rentabilité.

Procédons donc à un petit exercice non exhaustif de comparaison, question d’analyser les priorités des conservateurs lorsque vient le temps d’évaluer la pertinence et la rentabilité de divers projets culturels.

1. Le gouvernement conservateur a dépensé 55 135$ pour acheter 500 000 petits drapeaux canadiens. Ce montant dépasse la subvention accordée par Patrimoine canadien, en 2012-2013, à trois magazines culturels d’ici: Nuit blanche, Entre les lignes (qui vient tout juste de cesser ses activités, faute de financement) et Vie des Arts.

2. Le budget annoncé pour les festivités du Jubilé de diamant (7,5 M$) dépasse le montant de 6,68 M$ dont sera amputé du budget de l’ONF pour les trois prochaines années.

3. Le documentaire Le portrait de Hubert Davis, racontant la production du portrait de Sa Majesté Elizabeth II par le peintre Phil Richards, a coûté 422 064$ à l’ONF. En comparaison, le Musée d’art contemporain de Montréal a reçu pour 2012-2014 un montant de 198 000$ dans le cadre du programme Accès au patrimoine.

4. Ce fameux portrait de la reine commandé par le gouvernement canadien pour célébrer le 60e anniversaire du couronnement a coûté 131 000$ (incluant le cachet de l’artiste, les frais d’encadrement et les dépenses liées à l’expédition de l’œuvre et au déplacement). Pendant ce temps, le Musée des beaux-arts de Montréal et le Musée national des beaux-arts du Québec recevaient respectivement 26 200$ et 30 000$ du programme Aide aux acquisitions du Conseil des Arts du Canada.

5. Le changement de vocation du Musée canadien des civilisations (en Musée canadien de l’histoire) coûtera 25 M$. C’est plus que les compressions combinées à Téléfilm Canada (10,6 M$) et à l’ONF (6,68 M$).

6. Le gouvernement conservateur a dépensé 3,7 M$ pour frapper les 60 000 médailles du Jubilé de diamant qui seront remises aux citoyens méritants. Une bonne nouvelle: c’est un peu moins que l’argent versé aux trois derniers longs-métrages québécois ayant été sélectionnés aux Oscars.

La guerre de 1812: Rentabilité douteuse… Qu’en est-il de l’esthétique?

Au-delà de ces comparaisons, nous savons que pour la seule commémoration de la guerre de 1812, c’est un grand total de 28 millions de dollars qui auront été dépensés par le Gouvernement du Canada dans des projets à la rentabilité sinon nulle, du moins douteuse. Un spectacle son et lumière, Les flammes de la guerre, présenté sur le lieu historique du Fort-George, aura coûté pas moins de 400 000$. Aussi, 287 500$ ont été investis dans un spectacle itinérant créé par la troupe 18:12… Sur le site Internet de la troupe, on ne trouve que sept dates de spectacle. Autre exemple déconcertant, parmi les projets de ressources pédagogiques, qui auront au total coûté 566 941$, on a autorisé le financement de la création d’une «carte-tapis géante de la guerre de 1812»… En effet, la Société géographique royale du Canada a produit cinq cartes grandes comme des gymnases (10,7m x 7,9m) sur lesquelles les enfants peuvent jouer à reconstituer les combats.

Les budgets du Jubilé (7,5 M$) et de la commémoration de 1812 (28 M$) combinés représentent l’équivalent de 20% du budget total annuel du Conseil des Arts du Canada (181 M$). Or, ces projets n’ont qu’une durée de vie très limitée, des retombées esthétiques à long terme nulles, et on voit mal en quoi ils pourraient être rentables. Qui, en 2013, alors que les commémorations sont terminées, a envie de louer un tapis format gymnase pour jouer à la guerre de 1812 ou de programmer un spectacle d’une troupe inconnue au titre déjà périmé? Qui au juste achètera un billet pour aller contempler un tableau de la reine qui, de toute façon, n’est pas accessible au public? Cet argent est perdu à jamais et n’aura entraîné aucune retombée significative.

Inquiétez-vous

La conclusion qui s’impose est que le Parti conservateur, tout en demandant aux artistes et aux créateurs de troquer l’esthétique contre la rentabilité, n’hésite pas, lui, de son côté, à liquider ces deux dernières au profit d’un spin idéologique.

Cette conclusion est le corollaire d’un problème qui dépasse de loin la simple discussion concernant la rentabilité des arts subventionnés. C’est une vision du monde qui s’impose à tous les citoyens. Les questionnements sous-jacents embrassent la culture en général: la recherche, l’histoire, l’éducation, la science, les médias, le journalisme, les nouvelles internationales, etc. Qu’est-ce à dire lorsqu’un gouvernement impose des restrictions budgétaires en exigeant la rentabilité alors que, de son côté, l’argent ne semble pas manquer pour véhiculer ses propres vues? Qu’est-ce à dire lorsque des ministères et programmes gouvernementaux censés servir la population sont plutôt utilisés pour la convaincre du bien-fondé d’une idéologie?

Si, à notre avis, les artistes ont raison d’avoir peur des conservateurs, l’ensemble de la population devrait aussi s’inquiéter. C’est d’un détournement de services publics qu’il est ici question.