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Étudiants, cyclistes et immigrants: Quels sont nos droits?

Deux semaines de silence. Ce blog n’est pas mort. Moi, presque. Je suis tombée de mon vélo. Un autobus de ville m’a frappé sur la piste cyclable; hit and run.

Vous pouvez sautez cette parenthèse : (Oui, oui sur la fucking piste cyclable. Là où les voitures australiennes se stationnent candidement, là où les autobus se promènent à mon insu, là où on peut s’enfuir après avoir renverser une jeune cycliste à l’acent frenchie qui se laisse sermonner par les passants : Oh! You’re french-canadian? You know, Australia is not as bike-friendly as Europe, you have to be careful. C’est consternant. MAN, Montréal, c’est pas en Europe!)

Moi, je n’y ai pas laissé ma vie. (peut-être juste mon dos) Saviez-vous qu’un québécois est mort dans un hit and run dernièrement? Je parle de Mathieu Lefbevre, un artiste prometteur tué sur son vélo à Brooklyn. (À lire: Hit-and-run trucker goes free because cyclist partly to blame) Aux States, la police tente de brouiller l’affaire. En Australie, la police s’en fout un peu, l’Adelaide Transportation Cie ne retourne pas mes appels et les factures du docteur trouent mon compte en banque à coup de 12 mais j’insiste, je ne me laisserai pas faire.

(Pas sur une piste cyclable! Pas avec un chandail orange fluo et un casque! Pas par un autobus de ville!)

J’ai eu de la chance, l’accident a été filmé. En plus, l’université m’offre de l’aide juridique, un café gratuit et un chauffeur privé. Dans une Toyota flambant neuve, le chauffeur de la flotte universitaire m’a ramené chez moi avec ce qu’il reste de mon vélo.

Vous pouvez sautez cette parenthèse : (Quand j’ai écrit ce papier, je n’avais pas encore vécu l’ampleur des conséquences de l’accident. J’étais sous l’adrénaline. Je ne savais pas c’était quoi…  être inerte pendant 13 jours. Treize longues journées où ce n’est plus possible d’étudier, de lire, d’écrire, de nettoyer, de cuisiner… Où c’est difficile de taper sur un clavier; macbook et piano… Mon corps est devenu une prison et la frustration augmente au gré des faux-mouvements ponctués d’« electric choc » chez le physio. Hier, je suis retournée à l’université malgré l’avis du médecin. Hier, j’ai décidé de passer sur les lieux de l’accident, à vélo. Quelle erreur monumentale. Chaque voiture voulait ma mort, mes mains tremblaient sur le guidon, ma respiration s’accéléraient, j’étais terrifiée. Puis, c’est arrivé : j’entend un bus de ville qui s’approche derrière moi, je l’entend de plus en plus vite, de plus en plus proche, je panique, je perds le contrôle de mon guidon, je me mets à pleurer en public -quelle humiliation- et je sers les dents, encaissant le bruit des autobus de ville qui me dépassent, qui se foutent bien de mon existence, qui semblent me frôler dangereusement, l’instant d’un coup de vent.) Voilà, candidement, le jour de l’accident, je me suis dit que la douleur, c’est trois fois rien, et je me suis souciée de mon voisin, le chauffeur de la toyota qui me ramenait chez moi. Un très bon voisin: chez lui, l’horreur est bien pire que mon petit drame. Chez les voisins, l’herbe est tellement toujours plus verte :

En route, j’ai appris qu’il était serbe. Sa femme a tenté d’émigrer au Canada dans son jeune temps mais elle était trop scolarisée (!) À l’époque, le Canada cherchait des coiffeuses, pas besoin d’une serbe avec un bac en marketing. Ils ont donc fui la guerre en s’installant en Australie. Le regard du chauffeur s’est assombri quand il m’a raconté qu’un de ses amis a été prisonnier de guerre. Près de la cellule de son ami, un soldat a mangé un sandwich. Affamé, le prisonnier guette les miettes de pain qui tombe par terre. Lorsque le gardien lui ordonne de balayer le couloir une semaine plus tard, le prisonnier trie les miettes de la saleté et mange ce qui reste du bout de sandwich. L’homme n’avait pas mangé de pain depuis des mois. Le chauffeur m’expliqua que c’est ce genre de petit détail qui dérange l’esprit, qui marque un homme. J’imagines que c’est ce qu’on appelle les horreurs de la guerre.

Moi, j’étais encore sous le choc de mon accident. Ça a dédramatisé drastiquement mon petit bobo sur le genou. Le lendemain, je marchais normalement. Même si mon dos continue de faire mal depuis, j’ai pas eu à manger des miettes de pains moisis.

Quels sont nos droits? Oui, la guerre et les promenades à vélo sont deux sphères bien distinctes où l’horreur rafle les innocents au hasard. Face à l’injustice, je me questionne : quels sont nos droits? La femme du chauffeur n’a pas pu immigrer au Canada, l’ami du chauffeur a failli mourir de faim et un bus m’a frappé. Trois accidents isolés. Drôle d’énumération; l’importance de ses accidents ne s’équivaut pas plus qu’elle ne se compare.

J’ai l’impression que c’est moi qui a eu le plus de chance. C’est moi qui a un avocat gratuit. Et un café. Et un chauffeur. Et des gens qui sont payés pour s’assurer que je vais mieux. Et c’est pas juste! Qu’est-ce que je peux faire? Mise en demeure & poursuite? Quand je vois dans quel état est le gars derrière la vidéo Kony 2012, j’y repense à deux fois avant de choisir un combat. Changer le monde, combattre les méchants, c’est pas aussi simple qu’il n’y paraît : 200 000 étudiants marchent sur Montréal et le gouvernement ne sourcille pas. Qu’est-ce qu’il faut faire pour se faire entendre? Qu’est-ce que le gouvernement attend pour réagir? Du grabuge? Le corps d’une ministre dans un coffre de char?

Moi, un bus m’a frappé. Je vais poursuivre la compagnie en espérant que cet accident soit un précédent et que les chauffeurs de la compagnie respectent les pistes cyclables. Est-ce que je vais réussir à me faire entendre? Je sais pas. Est-ce que mon dos va arrêter de faire mal? Je sais pas.

Mais je laisserai pas tomber sans me battre. Y a trop d’injustices. Quand on a la chance de pouvoir se tenir debout, faut le faire.