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Pâle imitation

Hier, je suis allé voir le film Le jeu de l’imitation. L’action du film est centrée sur la vie du mathématicien britannique Alan Turing, pendant la seconde guerre mondiale à Bletchley Park, ainsi que son arrestation en raison de son homosexualité en 1952.

Le sujet en soi est très intéressant. D’une part, il a été très peu couvert au cinéma et Alan Turing est un personnage historique important qui mérite à être connu. D’autant plus, que sa fin tragique est en soi une leçon d’humanité.

N’eût été que de cela, j’aurais passé un très agréable moment. Cependant, pour mon malheur, je connaissais l’histoire de Turing et les travaux des cryptanalystes de Bletchley Park.  Or, le film réécrit l’histoire d’une telle façon qu’elle dénature complètement les événements. On n’observe pas ici de petites déviations aux événements historiques pour des fins de scénario, mais une réécriture quasi complète des événements.

En effet, le film laisse croire que les Anglais étaient totalement incapables de lire les codes allemands, avant l’invention de la bombe.  Or, historiquement, les alliés déchiffraient couramment les codes allemands pendant presque toute la guerre (ce qui est peu connu, c’est que l’inverse était aussi vrai). Sauf, que les Allemands amélioraient périodiquement leurs méthodes de chiffrement et que les cryptanalystes anglais devaient inventer de nouvelles stratégies pour faire face à ces améliorations.

Une divergence fondamentale entre le film et la réalité historique est la création de la bombe, un calculateur analogique permettant des tester les clés potentielles. Le film laisse croire que c’est Turing qui a eu l’idée de cette méthode. Or, c’est le cryptographe polonais Marian Rejewski qui conçut la première bombe en 1938!  La grande contribution de Turing est d’avoir conçu une machine plus flexible permettant dès le départ d’utiliser des bouts de textes comme indices pour trouver la clé du code. Or, dans le scénario du film, cette idée vient après la création de la machine, ce qui ne fait aucun sens! De plus, on laisse croire qu’une erreur d’un opérateur, une cillies, est la source de cette idée, alors que ce n’est pas le cas. En effet, l’utilisation d’erreur d’opérateurs était à la base même des attaques cryptanalytiques, de même que les attaques à texte clair connu. Autre détail, on voit aussi dans le film l’utilisation de feuilles de Zygalski, qui ont été utilisées un certain temps, mais ont été rendues obsolètes à partir de mai 1940 par une modification de la procédure de codage par les Allemands.

OLYMPUS DIGITAL CAMERARéplique de la bombe à Bletchey Park

 Une des grandes contributions de Turing, le banderisme, est complètement passée sous silence. Il s’agissait d’une procédure statistique permettant de choisir les meilleurs mots à explorer avec les bombes. En effet, la capacité de calcul des bombes était très limitée de sorte qu’il était très important de choisir dès le départ, les meilleures approches afin d’optimiser leur utilisation. Il avait aussi mis au point d’autres techniques permettant de décoder le code de Lorenz utilisé par l’armée allemande.

Le plus grand problème du scénario du film est probablement son incapacité à montrer l’importance du travail d’équipe. Or, dans le cas présent, il s’agissait d’un véritable travail d’équipe. En plus des nombreux mathématiciens qui ont tous ajouté leur morceau au puzzle, il y avait près de 9000 personnes travaillant à Bletchey Park. On reprend encore une fois l’image du génie solitaire, dans ce cas-ci particulièrement stéréotypée. Peut-être est-ce un biais culturel des artistes qui ne comprennent pas la nature du travail du scientifique.

Malgré toutes ces faiblesses, il n’en demeure pas moins que c’est un excellent film, qui aurait été cependant bien meilleur si le scénariste s’était mieux accroché à la réalité historique plutôt que d’essayer d’en inventer une meilleure.