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La mort d’un géant

Je ne suis pas un expert de cet homme à qui je voudrais écrire cette lettre même si je ne crois pas en la vie après la mort. J’ai du montage à faire, des rendez-vous, et c’est après tout un étranger: un vieil homme, assez vieux pour qu’on s’attende qu’il meure bientôt. Un prix Nobel de littérature, comme il y en a quelques uns.

Je vais être franc: je n’ai lu que deux livres de sa bibliographie imposante, soit l’inévitable Cent ans de solitude et L’amour au temps du choléra. Si ce dernier était fabuleux et riche, et qu’il expliquait avec merveille la chronologie injuste et arbitraire du vieillissement naturel des couples amoureux, c’est surtout son premier qui m’a absolument bouleversé.

Il m’est impossible de dresser une liste de mes livres préférés sans mentionner Gabriel Garcia Marquez et son imposant « Cent ans de solitude », qui raconte les cent ans d’une ville sud-américaine fictive, dans laquelle sied une énorme famille dans une maison presque vivante.

Vous connaissez le terme, réalisme magique, eh bien, on peut l’attribuer à certains auteurs mais c’est cet homme qui a mis ce terme sur la mappe. C’est la force imaginative de ce seul esprit qui a été capable de créer une catégorie de littérature spécifique, parce que sa littérature était simplement trop énorme pour être contenue dans les cadres rigoureux d’une industrie habituée à des genres répétés de thrillers et de fantastiques et de romans-savons.

Gabriel Garcia Marquez, c’est l’extase cérébrale apportée par la liberté, une chose si rare parce que nos chaînes sont devenues invisibles. Lire Gabriel Garcia Marquez, c’est réaliser que faire différemment, c’est possible. Écrire une histoire dans laquelle vingt personnages ont le même nom, c’est possible. Écrire une histoire dans laquelle la beauté d’une femme est telle que les hommes meurent en la voyant, et que leur sang se transforme en parfum, c’est possible. Écrire une histoire dans laquelle un militaire créé une vingtaine de guerres consécutives, c’est possible.

Les phrases de Gabriel Garcia Marquez, ce sont des manèges sublimes, capables, en une longue lancée, de raconter avec élégance et humour le parcours présent, passé et futur d’un objet inanimé, ou d’un empire, ou d’une femme. Les phrases de Gabriel Garcia Marquez, c’est la satisfaction excitante du mot juste après mot juste, d’une application si rigoureuse de la beauté qu’on ne peut que se pencher et dire merci.

Je ne te connais pas, vieil homme, récipiendaire de prix Nobel, créateur d’un genre, auteur aux millions de lecteurs. Mais je me permets de te tutoyer, dans la mort, que tu m’as racontée souvent.

Je me suis réveillé comme je me réveille tous les jours, avec une partie des auteurs et des livres et des phrases qui m’habitent dans mon quotidien. À tout jamais, Gabriel Garcia Marquez, ton imagination aura une place centrale dans mon coeur de plus en plus pourri.

Merci, pour tout ce que tu as donné. C’est irremplaçable.

Merci pour tout.