S’il en est un, le dossier du prix unique du livre n’avance pas très rapidement au Québec. Nous en avons parlé lors des dernières élections provinciales et, depuis, rien de neuf sous le soleil.
Pourtant, il s’agit là d’un dossier important à la fois pour la culture, et sans doute pour l’économie. Puisque le débat est pratiquement mort dans l’oeuf, tentons de le raviver en rappelant d’abord quelques faits.
Nous le savons, les magasins à grande surface vendent désormais des livres. On n’y retrouve certes pas les vieux classiques de Réjean Ducharme, Balzac ou Michel Tremblay, mais on peut y dénicher quelques best-sellers, et ce pour une fraction du prix proposé par les libraires.
De nos jours, quiconque souhaite mettre la main sur La Grosse femme d’à côté est enceinte doit se rendre chez son libraire préféré, mais pour se procurer le dernier livre de recettes de Josée DiStasio, il est envisageable de se satisfaire chez Walmart, par exemple. Nous savons aussi que, contrairement aux magasins à grande surface, les librairies conservent une grande variété de livres en stock, ce qui coûte extrêmement cher ne serait-ce que pour s’assurer que l’inventaire est à jour et que le personnel possède suffisamment de connaissances pour conseiller les consommateurs. Bref, c’est principalement grâce aux profits réalisés des suites des ventes de best-sellers qu’il devient possible pour le libraire de conserver un inventaire suffisamment large pour satisfaire les lecteurs les plus insatiables. Sans best-seller, le libraire ne peut pas tenir en stock une aussi grande variété d’ouvrages, à moins de choisir une niche bien spécifique (les livres de voyages, par exemple). On comprendra donc que, si les libraires veulent maintenir un inventaire aussi diversifié, il peut s’avérer difficile – voire impossible – de diminuer les prix des best-sellers comme le font les grandes surfaces.
Conséquemment, plusieurs acteurs de l’industrie du livre proposent d’implanter une politique de règlementation du prix des livres, communément appelé prix unique du livre, qui serait fixé par l’éditeur. L’idée du prix unique du livre a été appliquée pour la première fois en 1829. Ce sont des éditeurs anglais qui, dans le but de combattre les détaillants qui accordaient des rabais trop importants, ont imposé leur prix. Ils ont justifié cette pratique par la nécessité d’aider les libraires consacrant de l’espace-tablette aux livres de références, offrant une plus grande variété, ou facilitant la distribution des ouvrages d’auteurs moins connus. Une situation qui n’est pas si différente de celle du Québec d’aujourd’hui.
Même si l’Angleterre a laissé tombé cette politique en 1997, plusieurs autres pays en ont adopté une au fil des années. Tel est le cas de l’Allemagne (1887), la France (1981), l’Espagne (1974), et, plus récemment, le Portugal (1996), la Grèce (1997), l’Autriche (2000) l’Argentine (2001), la Corée du Sud (2002), l’Italie (2005), les Pays-Bas (2005), le Japon (2008) et le Mexique (2008).
En 2010, les économistes français Mathieu Perona et Jérôme Pouyet ont évalué les effets de la loi à laquelle se rapporte le système de prix unique du livre dans l’hexagone. « En l’absence de prix unique, les best-sellers proposés en pile ou en têtes de gondole dans les grandes surfaces – généralistes ou spécialisées – peuvent être vendus avec un rabais important, la faiblesse de la marge étant compensée par la quantité vendue. Les grandes surfaces peuvent de surcroît négocier une remise élevée de la part de l’éditeur ou du diffuseur sur la base des ventes potentielles ou effectives, rétablissant ainsi des marges équivalentes à celles qui auraient été obtenues en l’absence de rabais. Elles s’accaparent ainsi l’essentiel du commerce des livres à écoulement rapide. Les librairies indépendantes, qui ne sont en situation ni de vendre de telles quantités des livres réputés « grand public », ni de négocier des remises du même niveau, perdent rapidement ce marché indispensable au détaillant qui souhaite affronter le temps long de la vente des livres « difficiles ». L’impossibilité d’assurer l’indispensable trésorerie par la vente des livres faciles afin de supporter les coûts du stockage des livres à écoulement lent constitue une menace non seulement pour la librairie, mais à terme, pour la production éditoriale la plus exigeante », ont-ils confié avant d’ajouter que « la loi a créé un avantage comparatif pour deux maillons de la galaxie des points de vente : d’une part ceux qui vendent quasi exclusivement des livres faciles et qui continuent de capter une part importante de ce marché tout en bénéficiant de marges confortables liées à l’absence de rabais, et, d’autre part les libraires indépendants qui développent des stratégies de qualité pour des lectorats assez conséquents. Au milieu, les petites et moyennes librairies semblent avoir plus de mal à tirer véritablement profit de la loi. Mais sans celle-là, peut-être auraient-elles franchement disparu». Ils notent enfin que, « au Royaume-Uni où le Net Book Agreement a été abandonné en 1997, les chaînes ont absorbé une large partie du marché de détail, à l’exception de libraires très spécialisés, et même un best-seller comme Harry Potter a fait perdre de l’argent aux libraires tant la course aux rabais a rogné les marges effectives ».
Mais revenons au Québec quelques instants afin de bien comprendre notre situation. Comme je le disais plus tôt, aucune loi ni règlement n’oblige ici un détaillant à respecter un prix unique, ni même à un éditeur à le fixer. Toutefois, cette année, l’idée est rejaillie alors que, profitant de la campagne électorale provinciale, plusieurs acteurs clés de l’industrie québécoise du livre se sont réunis sous l’égide de la Table de concertation du livre et publiaient une lettre ouverte dans laquelle ils demandaient aux partis politiques d’adopter des mesures visant l’implantation d’une politique culturelle sur le prix des nouveaux livres.
Québec Solidaire et Option nationale ont donné leur appui au mouvement alors que le Parti Québecois a promis de tenir une commission parlementaire qui évaluerait l’impact sur l’industrie et les consommateurs. Du côté de la CAQ, elle s’est montrée ouverte à la règlementation du prix du livre et a promis de s’y pencher sérieusement. Quant au Parti Libéral, il avait annoncé quelques mois auparavant son intention de revoir la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre et les règlements afférents et de s’attarder à la question épineuse qu’est l’implantation d’une politique culturelle sur le prix du livre.
Ce que la Table de concertation du livre souhaite, c’est « l’instauration d’une réglementation limitant les guerres de prix sur la vente des nouveautés ». Selon le regroupement, « ces guerres de prix affaiblissent le réseau des librairies, rendant ainsi plus difficile la diffusion et la mise en valeur de la richesse et de la diversité de l’offre éditoriale dans toutes les régions du Québec. Les guerres de prix finissent aussi, ultimement, par tuer la concurrence, entrainant du coup une hausse généralisée du prix des livres, phénomène que l’on peut aujourd’hui observer dans plusieurs pays anglophones ». Plus concrètement, les signataires demandent de limiter le rabais maximal que peuvent offrir les détaillants à 10%, et ce pour les neuf premiers mois qui suivent la parution du livre en magasin. Au-delà de cette période, les rabais seraient autorisés.
Les signataires de la lettre ajoutent également que, sans protection, ils craignent une diminution de la diversité de l’offre culturelle; ajoutant aussi que les grandes surfaces vendent à perte les best-sellers dans le but d’attirer la clientèle dans les autres rayons du commerce.
Les « POUR » et les « CONTRE »
Suite à la publication de cette lettre, la question du prix du livre est devenue un véritable enjeu social qui polarise en quelque sorte une partie de la population. D’un côté, plusieurs appuient l’initiative et souhaitent que le nouveau gouvernement aille de l’avant avec une règlementation du prix unique du livre; et de l’autre, on considère cette initiative aberrante, voire rétrograde. Tel est le cas du chroniqueur Alain Dubuc qui écrivait le 3 décembre dernier dans le quotidien La Presse que, « par définition, le prix unique, en limitant les rabais, mène à une augmentation du prix des livres ». Il ajoute que, « pour aider les libraires, on demandera donc aux consommateurs, dans ce cas-ci des lecteurs, de payer la note » en plus de préciser « qu’une bonne façon d’encourager la lecture, c’est de s’assurer que le livre rejoigne les gens, qu’il soit accessible là où ils sont, y compris dans les Costco de ce monde ». Il soulève aussi la question à savoir au profit de qui devons-nous appliquer des politiques culturelles. Selon lui, dans ce cas-ci, « on pénalise les utilisateurs de l’activité culturelle – les lecteurs – sans pour autant vraiment aider les créateurs – les auteurs québécois – pour plutôt soutenir le réseau de distribution ».
Quelques mois plutôt, en février 2010, Ariane Krol soulevait, elle aussi dans le quotidien La Presse, que « une partie des articles qui passent aux caisses de Costco, y compris des livres, sont le fruit d’achats spontanés. Ces ventes-là seraient tout simplement perdues pour les éditeurs. Ensuite, parce que beaucoup de clients se tourneraient plutôt vers les grandes chaînes ou les sites de vente en ligne comme Renaud-Bray, Archambault ou Amazon. Pour les petits commerces qu’on prétend aider en réglementant le prix de vente au détail, le gain net s’annonce assez mince».
Aussi, le 5 décembre dernier, Vincent Geloso et Michel Kelly-Gagnon de l’Institut économique de Montréal publiaient – toujours dans La Presse – une courte lettre dans laquelle ils clamaient qu’un prix unique du livre serait archaïque et néfaste. En effet, selon eux, la concurrence ne vient plus seulement des grands libraires, mais également des nouvelles plateformes de lecture communément appelées liseuses numériques. « On peut commander des titres rares, ésotériques ou populaires via l’internet, télécharger des livres numériques et même des livres audio sur des sites tel que audible.com et iTunes. Au lieu de se déplacer de boutique en boutique pour évaluer les prix, les lecteurs ont maintenant accès à des sites web qui comparent les prix de livres vendus par plus d’une vingtaine de détaillants en ligne. Le tout en seulement quelques secondes», disent-ils avant d’ajouter que le fait d’adopter une politique de prix unique du livre pour protéger les petites librairies irait à contresens de l’histoire et qu’elle limiterait l’innovation à moyen et long terme du Québec puisque l’industrie du livre continuerait d’évoluer ailleurs.
Dans le coin opposé, plusieurs encouragent l’adoption d’une politique culturelle qui permettrait l’implantation d’un prix unique des nouveaux livres. Tel est le cas de Benoit Desmarais, libraire à la Librairie Monet qui répondait à Alain Dubuc sur son blogue. Faisant allusion au fait que monsieur Dubuc clamait que le prix unique du livre menait à une augmentation du prix des livres, M. Desmarais nous renvoie à un texte qui spécifie que, au Royaume-Uni, depuis la suppression de l’accord sur le prix unique du livre, 25% des librairies ont fermé et que la part de marché des librairies indépendantes est de 9.1% comparativement à environ 44% pour la France. Dans le même texte, on peut lire que le coût des livres a augmenté de 49.6% depuis que l’entente n’existe plus alors que la hausse du coût général de la vie n’est que de 27.6%. Cette information n’a malheureusement pas pu être vérifiée mais, en entrevue à Radio-Canada en septembre 2012, Pascal Chamaillard, président de l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française, a en quelque sorte corroboré la chose en affirmant que, « dans les pays de l’OCDE qui n’ont pas encore adopté une telle loi, on constate une hécatombe dans le milieu de la librairie causée par les acteurs non traditionnels qui se livrent à des guerres de prix. Ce qui fait qu’on se retrouve avec le quart des librairies qui ont disparu en Grande-Bretagne au cours des dernières années».
De son côté, l’éditeur au Groupe Ville-Marie Littérature, Martin Balthazar, croit que « le prix fixe est une nécessité au Québec pour protéger le nombre de points de vente et pour garantir une production éditoriale qui reste riche et diversifiée. […] Si tout le monde achète ses livres à prix cassés ou à prix très agressifs dans une chaîne, le libraire du coin qui est obligé de tenir un assortiment beaucoup plus important, qui est obligé d’avoir du personnel-conseil sur le plancher ne pourra pas compétitionner avec ce genre de prix ».
Enfin, Antoine Gallimard, p-d.g de Gallimard, a spécifié dans une lettre ouverte publiée en septembre dernier que « l’augmentation des prix de vente des livres depuis l’instauration du prix unique en France a été inférieure à l’augmentation du coût de la vie. Tous les acteurs de la chaîne du livre ont vu leurs intérêts préservés : les auteurs pour conserver une juste rémunération, les éditeurs pour garder une marge nécessaire pour la recherche littéraire, et les libraires pour proposer une grande variété d’ouvrages ».
Parmi les gens qui appuient le mouvement Nos livres à juste prix, notons Michel Tremblay, Marie Laberge, Kim Thuy, Yann Martel, Guy A. Lepage, Gérald Larose, Stéphan Bureau, Stanley Péan, Dominic Champagne, Robert Lalonde, Michel Vézina, Nicolas Dickner, Hervé Foulon et Simon Brault.
Et le livre numérique?
Avec l’apparition des nombreuses liseuses électroniques, sauf exception, tous les nouveaux livres sont offerts en format numérique et de nombreuses initiatives de numérisation de livres anciens émergent. Tel est le cas du Projet Gutenberg, aux États-Unis ou de Gallica, en France. Or, si une politique culturelle sur le prix unique du livre venait à être adoptée au Québec, il faudrait considérer cette nouvelle réalité qu’est le livre numérique.
Pour plusieurs, la vente à rabais de livres numériques est un signe de dévalorisation du livre et de cannibalisation des ventes physiques. La question de dévalorisation est probablement variable d’un individu à un autre mais celle de la cannibalisation des ventes physiques est sans doute un aspect à considérer dans l’éventualité où une politique culturelle serait adoptée. Sur son blogue, Hervé Fischer, professeur associé et directeur-fondateur de l’Observatoire international du numérique de l’UQAM, propose de vendre au Québec le livre numérique au même prix que le livre papier. Ainsi, les consommateurs de livres numériques profiteront d’un service en ligne immédiat qui n’est pas possible avec un livre objet; ce qui est une valeur ajoutée compensant la dématérialisation du livre selon l’auteur. « Les petits libraires, auxquels nous tenons beaucoup, ne seront plus en position inéquitable pour maintenir leur commerce. Nous avons besoin d’eux, faute de quoi ce seront les seuls gros groupes de distribution, la plupart appartenant à des capitaux étrangers, qui établiront leur loi chez nous», peut-on également lire sur son blogue.
En France, ainsi qu’en Espagne et en Allemagne, une loi relative au prix du livre numérique a été adoptée en mai 2011. Elle oblige « toute personne établie en France qui édite un livre numérique dans le but de sa diffusion commerciale en France à fixer un prix de vente au public pour tout type d’offre à l’unité ou groupée ». Généralement, les éditeurs proposent des prix inférieurs de 30% à la version papier. Or, il semble que ce soit encore trop dispendieux pour les consommateurs puisque les ventes de livres numériques ne représentent en France que 1% du chiffre d’affaires de l’industrie du livre. Néanmoins les éditeurs ne semblent pas vouloir baisser davantage les prix puisque, paraît-il, contrairement à la croyance populaire, la production d’un livre numérique peut s’avérer plus chère que l’objet livre. L’adaptation en différents formats et le faible volume de vente seraient en cause.
Conclusion
Même si, en octobre dernier, le nouveau gouvernement de Pauline Marois a promis d’organiser une commission parlementaire afin d’évaluer l’impact que pourrait avoir la création d’une politique culturelle sur le prix unique du livre, rien n’a encore été fait. En France, il aura fallut plus d’un an et demi afin de créer une loi pour le prix unique du livre numérique alors qu’il en existait déjà une pour les livres en papier. On imagine donc que plusieurs mois, voire années, peuvent s’écouler avant qu’une décision soit prise, d’autant plus qu’un gouvernement minoritaire est actuellement au pouvoir.
Toutefois, comme il existe déjà une loi régissant les transactions entre les différents acteurs de l’industrie du livre et que les livres numériques sont de plus en plus présents dans notre quotidien, tout indique que, sous peu, cette histoire devrait être réglée une fois pour toute. En analysant la situation en dehors des murs du Québec, on réalise entre autres que l’adoption d’une politique culturelle sur le prix unique du livre pourrait nous permettre d’assurer la pérennité de notre culture. Toutefois, comme les Français l’on fait récemment avec le prix unique sur les livres numériques, avant de faire quoi que ce soit, il faut impérativement analyser la situation et bien prévoir l’impact que chacune des avenues possibles pourraient avoir sur les consommateurs de culture et sur l’industrie du livre. D’ici là, tout ce que nous avons à faire, c’est de consommer en fonction de nos propres valeurs.