Illusions : Amours et instabilités
Scène

Illusions : Amours et instabilités

Dennis aime Sandra qui aime Albert qui aime Margaret qui aime Dennis. On croirait la prémisse d’Andromaque. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Dans Illusions, d’Ivan Viripaev, l’amour est trompeur et le réel insaisissable. La mise en scène de Florent Siaud, minimaliste et précise, en fait un spectacle envoûtant et intelligent.

Au Québec, on connaît l’auteur russe Ivan Viripaev pour sa pièce à succès Oxygène, duo de voix écorchées et de paroles explosives que les spectateurs d’ici ont pu savourer dans deux mises en scènes différentes au cours de la dernière décennie: celle du bulgare Galin Stoev au FTA en 2008 puis celle de Christian Lapointe l’an dernier au Prospero (lauréate du Prix de la critique, à revoir sur la même scène dès le 15 septembre 2015).

Or, Oxygène a été écrite en 2003. Sa pertinence ne s’est pas amenuisée 12 ans plus tard, tant la confusion mondiale qu’elle dépeint s’est accentuée, mais son auteur a entre temps exploré une écriture moins corrosive, plus délicate, quasi laineuse. On trouve dans Illusions une même volonté formelle de raconter la perte de repères amoureux et le vertige d’un monde sans utopies possibles en enchaînant les monologues et les perspectives. Mais les mots s’offrent maintenant comme des caresses, au moyen d’une narrativité aux contours plus soyeux, davantage ancrée dans l’intériorité des personnages et apte à titiller le spectateur de manière plus intime. Pour y répondre, le spectacle de Florent Siaud est minimaliste, enveloppant, et il fait entendre les voix dans différentes tonalités, se montrant à la hauteur de la multiplicité des points de vue que contiennent les récits de Viripaev. Ainsi se déploie une collection de monologues sur les amours de Dennis, Sandra, Albert et Margaret, vieux amis dont les relations s’entrecroisent au fil d’une vie remplie d’amour, qu’il soit ou non réciproque.

On ne sait pas vraiment qui sont les quatre personnages interprétés par Evelyne de la Chenelière, David Boutin, Paul Ahmarani et Marie-Eve Pelletier. Les histoires qu’ils viennent raconter, s’adressant au public de manière frontale mais attentionnée, concernent un quatuor d’octogénaires dont ils se font porte-voix mais qui pourraient tout aussi bien être des versions fantasmées d’eux-mêmes ou des incarnations de leur futur. Leur identité n’a pas beaucoup d’importance, mais le procédé de distanciation, lui, est essentiel: il ajoute à l’impression de vertige, à l’idée que le monde réel est trompeur, insaisissable.

Evelyne de la Chenelière dans le monologue d'ouverture du spectacle / Crédit: Matthew Fournier
Evelyne de la Chenelière dans le monologue d’ouverture du spectacle / Crédit: Matthew Fournier

 

Si Dennis se croit amoureux de Sandra et se convainc que leur amour n’a de sens que dans la réciprocité, Sandra se dévoile progressivement amoureuse d’Albert sans pour autant craindre de miner sa relation avec Dennis. Dans leur monde, les couples et les duos amicaux s’entrelacent de manière de plus en plus inextricable et la notion de vérité est une variable comme une autre. Il y a certes, dans ce texte, une réflexion sur le sentiment d’amour, dépeint comme une chose bien subjective, mais bien davantage un propos métaphysique qui cherche la nature de la réalité, tentant d’en délimiter les contours en acceptant progressivement l’impossibilité d’une telle quête. Le texte flirte aussi avec ce qu’on peut identifier comme une forme de théâtre quantique (à l’image d’un certain théâtre catalan),  dans lequel différents niveaux de réalité coexistent, à travers la multiplicité des points de regard sur lesquels s’appuie l’auteur.

Qui est amoureux de qui? À travers la narrativité multiple et instable que propose Viripaev, on ne le saura jamais vraiment. Comme dans Oxygène, le caractère vertigineux de l’écriture et la forme éclatée et distanciée du théâtre-récit évoquent l’impossibilité d’une transcendance, d’une spiritualité rassurante qui nous unirait tous, tout en exacerbant le plaisir intrinsèquement humain de partir à la quête de cette transcendance.

«Y-a-til une constance dans ce monde changeant?» demandent soudain les personnages, entre deux récits. La mise en scène de Florent Siaud fait écho à cette question en inventant une spatio-temporalité vaporeuse, comme à la croisée des temps, un monde épuré dans lequel les corps et les voix se répercutent comme dans une chambre d’écho et dans lequel la parole semble exister en dehors du monde, dans une sorte d’insaisissabilité. On sent l’infuence d’un certain théâtre symboliste, celui que font Denis Marleau et Claude Régy, par exemple. L’effet aérien est accentué par la scénographie de Romain Fabre, une boîte baignée de lumière bleutée qui évoque un ciel infini ou un monde aquatique mouvant. C’est le bleu infini d’une mer à la fois agitée et tranquille, réceptacle de toutes les contradictions du monde.

Crédit: Matthew Fournier
Crédit: Matthew Fournier

 

À la question de la constance du monde, le travail de Florent Siaud offre aussi une autre réponse, mettant en relief de manière ludique la profonde amitié unissant les quatre protagonistes (ceux qui jouent les narrateurs autant que ceux dont l’histoire est racontée). Que l’amour existe ou non, qu’il prenne une forme ou l’autre, il est constamment bordé par une amitié profonde et sincère dans les vies de Sandra, Dennis, Margaret et Albert. Le spectacle évoque cette imperturbable unisson par des intermèdes dansés et chantés, où les quatre anoymes courent, jouent au badminton, chantent au karaoké : une célébration de la vie et de la cohésion. Malgré l’incertitude qui habite cette collection de récits, ce qui demeure est la nécessité d’être ensemble, la force des liens unissant le quatuor, la beauté de l’amitié dans laquelle tout le monde vibre de son individualité mais cherche à se fondre à l’autre, aux autres.

Résultat: un spectacle d’une intelligence vibrante, posant des questions puissantes, dans un écrin esthétique soigné.

Au Théâtre Prospero jusqu’au 11 avril