Légalisation de la marijuana : Tourner autour du pot
Des consultations seront lancées par le gouvernement canadien au sujet de la pertinence de décriminaliser l’usage personnel du cannabis. Est-ce véritablement la bonne solution? Serait-ce une décision hypocrite?
Quoi? Des consultations?
Le ministre de la Justice du Canada Martin Cauchon vient en effet d’annoncer des sacro-saintes consultations sur la pertinence de décriminaliser l’usage personnel du cannabis, après avoir lancé en juillet un ballon politique à ce sujet.
Au congrès annuel de l’Association du Barreau canadien, qui s’est tenu plus tôt cette semaine à London en Ontario, celui qui a dévoilé aux médias qu’il avait déjà consommé le produit défendu dans sa jeunesse a affirmé vouloir modifier les politiques prohibitionnistes actuelles, à condition de consulter tous les intervenants touchés par cette mesure (la grande majorité a déjà exprimé le souhait de décriminaliser la mari) et d’obtenir l’accord de la population (selon les sondages, près de 50 % des Canadiens sont en faveur). En d’autres mots, pour le ministre, une possible décriminalisation serait peut-être une chose potentiellement envisageable sous certaines réserves dans un avenir probablement pas si lointain…
Pas question ici de légaliser: l’usage de la marijuana et la possession de petites quantités de cette drogue douce seraient passibles d’une contravention, évitant ainsi un casier judiciaire aux fumeurs de pot et l’engorgement du système judiciaire par le traitement de ces accusations mineures. Le trafic, lui, continuerait d’être puni de la même façon. Bref, selon cette proposition, que vous grilliez un feu rouge sur la route ou que vous grilliez un joint dans un parc, et que la police passe justement par là, la sentence serait à peu près la même: un ticket de mauvaise conduite, en vertu du Code de la sécurité routière ou d’un futur Code de la sécurité cannabique. Aux dernières nouvelles, conduire une automobile était légale, m’enfin… Toute la mécanique reste encore à déterminer, vous l’avez deviné, en consultation.
Sage précaution, diront certains. Néanmoins, côté consultations-commissions-comités-alouettes, la marijuana a déjà assez donné. Rappelons seulement que la Commission d’enquête sur l’utilisation non médicale des drogues, la Commission Le Dain, a déjà recommandé la décriminalisation de la marijuana dans son rapport final. C’était en 1974! Des membres de la Commission désiraient même la légalisation pure et simple de toutes les drogues! Plus de 25 ans plus tard, deux comités, l’un du Sénat et l’autre de la Chambre des communes, remettront prochainement au Parlement leur rapport sur la consommation des drogues illicites. Pourquoi alors lancer des consultations dans tout le pays lorsque deux comités se sont déjà tapé tout ce boulot, témoignages et recommandations à l’appui?
En novembre dernier, un député allianciste, Keith Martin, avait en plus déposé un projet de loi sur la décriminalisation (si, si: un député de l’Alliance canadienne!). Une manoeuvre du gouvernement Chrétien a fini par mener au rejet du projet de loi; toutefois, 81 députés de trois partis d’opposition souhaitent à nouveau son dépôt… Le ministre veut jouer de la plus extrême prudence? Avancer tout doucement? Si c’est le cas, tant qu’à consulter, pourquoi ne pas le faire pour de vrai, sur du nouveau, la légalisation par exemple? Mais ça… "Je crois qu’approuver l’usage de la marijuana pourrait nuire à la société et mener à des problèmes plus graves", a déclaré simplement le ministre à la Presse Canadienne.
Pourtant, en novembre prochain, les habitants du Nevada, terre du live-and-let-live, se prononceront. sur la légalisation de la marijuana! Cette mesure autoriserait la possession de 85 grammes et moins de mari. Selon la proposition soumise au référendum, le pot serait vendu dans des commerces certifiés par le gouvernement de l’État et taxé comme les cigarettes. Un réseau de distribution et de production permettrait de retirer ce produit des mains du crime organisé, qui serait dans la mire des forces policières. Selon plusieurs groupes américains, dont le Marijuana Policy Project, l’initiative a de bonnes chances d’être approuvée par la population, même si Washington risque de se mêler du débat.
La décriminalisation, elle, serait moins "nuisible" et "grave". "Comme société, nous devons nous interroger sur notre motivation lorsque nous consacrons autant de nos précieuses ressources judiciaires à des accusations pour consommation de cannabis", a-t-il mentionné, rejoignant à ce sujet l’avis de Keith Martin, qui évalue à 150 millions de dollars par année les frais de cour pouvant être épargnés en décriminalisant la marijuana.
Or, réduire la décriminalisation à une simple question d’économie d’argent tient de l’hypocrisie, la même hypocrisie qui a fait passer la mari pour une simple et unique nécessité médicale lorsque le cannabis thérapeutique a été reconnu par Santé Canada après des années d’attente (fallait bien "consulter", n’est-ce pas). Comment penser autre chose d’une politique qui veut bien accorder une autorisation à seulement 800 malades voulant alléger leurs souffrances en fumant de la mari alors qu’un Canadien sur 10 fait usage de la substance et que 30 % des jeunes de 15 à 24 ans en consomment régulièrement… Quand verra-t-on la réalité en face au lieu de faire preuve d’un entêtement moral?
C’est pourquoi la décriminalisation du ministre Cauchon reste bien imparfaite et ne représente qu’une demi-solution. Déjà en application en Australie, bientôt en Grande-Bretagne, cette décriminalisation soulève des questionnements. 1) Distribuer des contraventions engendre des revenus pour l’État et représente une tâche beaucoup plus simple pour les policiers: bref, une répression lucrative et simplifiée! 2) Ceux qui se voient coller le plus d’amendes sont bien souvent des jeunes ou des gens pauvres qui, parfois, ne sont pas en mesure de les payer. Résultat? Eh oui, ils se retrouvent en prison et engorgent le système, exactement l’effet contraire souhaité par la décriminalisation…
À l’heure actuelle, les coûts de la logique prohibitionniste, cette guerre contre la drogue, sont particulièrement élevés. Quelque 500 000 $ sont alloués chaque année par Ottawa à la lutte antidrogue, dixit le Vérificateur général, deux milliards en comptant tous les paliers de gouvernement. Pour quelles fins, tant d’argent? Pour arrêter et poursuivre 35 000 Canadiens en moyenne chaque année (1,5 million de personnes ont goûté à la médecine au pays), bien souvent en possession d’une maigre quantité de cannabis leur valant une amende ou, plus rarement, la prison pour quelques mois. Conséquences? Les policiers perdent leur temps avec de simples fumeurs de pot alors que s’expriment des besoins beaucoup plus criants ailleurs. Et l’appareil judiciaire, lui, investit inutilement temps et argent afin de donner un dossier criminel à tout ce beau monde. Pendant ce temps, le pot se trouve toujours au coin de la rue. Et l’illégalité, ni plus ni moins, alimente le crime organisé.
Pourtant, qui peut prétendre que l’illégalité de la marijuana et sa consommation répandue mènent des individus tout droit vers la déchéance. L’Association médicale canadienne estime que la marijuana est moins dommageable que l’alcool et le tabac et appelle ainsi Ottawa à revoir ses politiques. Selon des données obtenues par le comité du Sénat, moins de 10 % des fumeurs deviendront de gros consommateurs et entre 5 et 10 % dépendants (contre 35 à 50 % des fumeurs, 15 à 25 % des buveurs). M. Cauchon devrait en savoir quelque chose, puisqu’il n’est pas devenu pusher d’héroïne, ni citoyen dysfonctionnel, mais bien le ministre de la Justice du Canada. Celui-ci pourrait l’affirmer lui-même à l’aune de son expérience: l’usage de la marijuana ne mène pas à celui des drogues dures comme l’héroïne, faut-il encore le rappeler. Si escalade vers ces substances il y a, c’est bien plus souvent en raison de l’illégalité de la marijuana: les pushers sur le marché noir profitent de l’occasion pour suggérer "autre chose" aux consommateurs, qui succombent parfois.
Pourquoi ne pas songer à une légalisation juste et réfléchie, un pot échappant à l’emprise du crime organisé, plutôt que de lancer un double discours en lâchant du lest mais sans véritablement permettre de consommer du cannabis? Pourquoi consulter encore une fois sur la décriminalisation?
À tout le moins, le gouvernement n’aura pas le choix d’agir sur un sujet trop longtemps occulté sous prétexte de sauvegarde de la moralité ou de pressions américaines antidrogue. D’accord, d’accord: la consultation n’est qu’un début. Est-ce seulement celui d’un temps nouveau?