BloguesLégitime défense

Marche silencieuse de juristes – Post Mortem

«Un avocat qui critique un juge ou le système judiciaire n’est pas automatiquement passible d’une réprimande. Comme nous en avons discuté, une telle critique, même exprimée sans ménagement, peut être constructive.»
(…)
«On ne peut s’attendre à ce que les avocats se comportent comme des eunuques de la parole. Ils ont non seulement le droit d’exprimer leurs opinions librement, mais possiblement le devoir de le faire»

Cour suprême du Canada, mars 2012, Doré c.  Barreau du Québec.

On me demande pourquoi je ne blogue plus.

C’est simple, je ne blogue plus parce que le climat est tel que j’ai peur qu’un étudiant en arts  lise dans mes propos une incitation à ne pas respecter les injonctions des tribunaux et que sa détermination soit telle qu’il prenne un avocat pour me poursuivre.

C’est simple, je ne blogue plus parce que le ministère de l’Éducation, dans un Communiqué anachronique nous ramenant en EX-URSS, exige de ses employés qu’ils ne portent le carré rouge ni dans le cadre de leurs fonctions, ni dans leur vie personnelle.

C’est simple, je ne blogue plus parce que le climat est tel que j’ai peur que mes consœurs, mes confrères et moi-même soyons réprimandés au moindre mot interprété trop largement, ou trop strictement, c’est selon. Réprimandés par notre employeur, ou par notre ordre professionnel.

J’allais expliquer pourquoi je ne blogue plus, depuis l’adoption de la Loi 78, quand j’ai appris que le ministre des Transports Pierre Moreau réclamait une sanction contre un avocat employé de la SAAQ pour avoir participé, avec d’autres, à l’organisation de la marche des «Juristes opposés à la Loi 78».

Dans la foulée de cette annonce, le ministre Bachand a même fait planer la peur de réprimande chez tous les avocats de la fonction publique qui auraient marché silencieusement en guise de protestation à la Loi.

Et c’en était assez pour que les médias sociaux se déchaînent, amalgamant juristes non-avocats et membres en règle du Barreau, avocats salariés de la fonction publique et travailleurs autonomes, devoir de réserve (des avocats) et devoir d’impartialité (des juges), Loi sur la Fonction publique et Code de déontologie des avocats.

Heureusement, je n’ai pas entendu le Barreau rappeler ses membres à l’ordre après cette procession de foi des juristes togés.

Déontologie des avocats

L’avocat doit agir avec dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie.

Le Code de déontologie des avocats exige que les disciples de Thémis soutiennent l’autorité des tribunaux. En ce sens, il devient effectivement difficile, pour un avocat, de déplorer non pas tant le recours aux injonctions pour contrecarrer les votes de grèves démocratiques, mais les jugements rendus dans ces affaires d’injonctions. L’avocat qui doit soutenir l’autorité des tribunaux ne peut pas, publiquement, se montrer insatisfaits de ces décisions. Il peut tout au plus les porter en appel.

Le Code de déontologie des avocats exige aussi que les disciples de Thémis soutiennent le respect de la Loi. Ainsi, l’avocat «ne doit pas prononcer des paroles ou publier des écrits contraires aux lois, ni inciter quiconque à y porter atteinte».

Mais attention, si l’avocat doit soutenir le respect de la Loi, il peut « pour des raisons et par des moyens légitimes, critiquer toute disposition de la loi, en contester l’application ou requérir qu’elle soit abrogée ou modifiée.»

Quels sont donc ces moyens légitimes? Si seul le recours aux tribunaux est un moyen légitime, une marche de protestation ne le serait pas et tous les avocats présents pourraient être sanctionnés par le Barreau. La prise de parole publique serait toujours proscrite, hors de l’enceinte du tribunal.

Mais ce n’est pas le cas. Si l’avocat doit soutenir l’autorité des tribunaux, il a quand même le droit d’avoir une opinion sur une Loi adoptée par le Parlement ou par l’Assemblée nationale. Un exemple récent: Maître Jean-Marc Fournier, ministre de la Justice et avocat, s’est publiquement opposé à la Loi C-10 modifiant le Code criminel. Il l’a fait avec respect et courtoisie, pour des raisons et par des moyens légitimes.

Les avocats ont le droit de s’opposer à une loi. Je n’ai pas dit d’appeler au non respect de cette loi (Le juriste non avocat et non employé de la fonction pourrait le faire par contre, au même titre qu’un sociologue ou un politologue). Ils ont le droit de contester la légitimité d’une loi, sa constitutionnalité, et pas seulement devant le tribunal. Une telle règle impliquerait qu’aucun avocat n’est en droit de croire en sa cause et de le dire.

Si les avocats qui contestent la Loi 78 devant la Cour supérieure croient en leur dossier dans une perspective légale, ils ont aussi le droit d‘y croire dans une perspective idéologique, ou politique, et ils ont le droit de le dire. Toujours avec modération et courtoisie. Ils ont le droit de le dire dans l’enceinte du Tribunal, et ils ont le droit de le dire une émission d’information, dans la rue, ou ailleurs.

Et c’est la même chose pour leurs consœurs et leurs confrères: Ils ont le droit d’être en désaccord avec la hausse des frais de scolarité, comme ils ont le droit de prendre la rue pour une marche digne, honorable, respectueuse, modérée et courtoise afin de marquer leur désaccord avec la Loi spéciale.

Le devoir de réserve

Les avocats ne sont pas juges. Ils n’ont aucun devoir de neutralité et d’impartialité. Ils ont un devoir de réserve. Qu’est-ce que la réserve? C’est d’être timide, parcimonieux, c’est de faire preuve de discernement. Une avocate qui, par exemple, serait procureure de la Couronne dans une Cour municipale où elle aura à gérer des centaines de contraventions émises en vertu de la Loi 78 n’aurait pas pu, selon moi, marcher en guise de protestation contre cette Loi. Elle aurait alors manqué à son devoir de réserve, manqué de discernement, et se serait placée en conflit d’intérêt.

Je ne connais pas tous les avocats qui étaient présents à cette marche; J’y ai vu des civilistes, des criminalistes, j’y ai vu deux procureures de la Couronne (mais pas de la Couronne municipale), j’y ai vu des syndicalistes, des avocats permanents de l’aide juridique, des constitutionnalistes.  J’y ai vu de nombreux avocats de pratique privée.

Aucun, selon moi, n’a enfreint son Code de déontologie et aucun n’a manqué à son devoir de réserve et de dignité envers la profession.

Photo: Mario Jean

Opinion de juristes ou opinion citoyenne?

Togés dans la rue, on est des avocats avant d’être des citoyens.

On ne peut pas prétendre, nous, marcheurs opposés à la Loi 78, que la marche en est une d’opinion personnelle et non juridique. Pourquoi? Parce que la marche était nommément un regroupement de juristes et parce que nous étions nombreux à porter la toge.

Lorsqu’on s’affiche et qu’on s’affirme togés, on le fait à titre d’avocat, ou de juristes. C’est dire que personne ne pourrait plaider qu’il était là comme simple citoyen puisque toute cette marche, avec la symbolique de la toge, était liée à la profession. Je pense que la jurisprudence de Comité de discipline du Barreau est claire là-dessus. De savoir si un acte dérogatoire est lié à la profession est affaire de contexte, mais ici, le contexte était ostensiblement liée à la profession.

Ce qui ne veut pas dire qu’on a enfreint notre Code de déontologie.  On ne l’a pas fait.

Les sanctions commandées par le ministre des transports

L’avocat de la fonction publique qui marche en opposition à une Loi qui d’aucune manière ne concerne son ministère et ses fonctions ne contrevient pas à son Code de déontologie. Et je refuse de croire que la Loi sur la fonction publique brime l’opinion et l’expression de ses salariés, qu’ils soient juristes ou non.

Aucune pancarte dans cette manif n’a pointé une appartenance à un ministère, aucune pancarte «SAAQ», «Commission des droits de la personne» ou «Régie des alcools des courses et des jeux».

Qu’ils soient juristes ou avocats, les employés de l’État ont le droit de penser, de dire, de marcher et de se rassembler. À titre de citoyens, à titre de juristes et à titre d’avocats.

Et ils l’ont fait avec dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie.

S’ils étaient réprimandés, ou sanctionnés, décision qui serait pour ma part non seulement arbitraire mais totalitaire, on devrait assister à une nouvelle ronde de litiges devant les tribunaux.

Je m’insurge contre les propos du ministre Moreau et contre ses intentions à l’égard de son employé.  Je m’insurge à titre de citoyenne, et à titre de juriste et d’avocate.

Et je remercie bien bas, et chaleureusement,  les organisateurs de cette belle marche silencieuse, digne, intègre, honorable, respectueuse, modérée et courtoise.  (Article 2.00.01 du Code de déontologie des avocats du Québec).

 

Merci au Professeur Christian Brunelle, de l’Université Laval, de m’avoir rappelé l’arrêt Doré c. Barreau du Québec.