Pierre Drysdale : Un moment d’intimité

La bande dessinée verse de plus en plus dans l’observation sociologique, mettant en vedette certaines classes ou générations, décortiquant les moeurs, les frustrations et les références culturelles qui relient leurs membres, sur un mode tantôt comique, tantôt dramatique. On peut faire entrer dans cette catégorie des oeuvres en partie autobiographiques, comme la série Monsieur Jean, dans laquelle les Français Dupuy et Berberian inscrivent les préoccupations des jeunes adultes de leur époque.

Le récent album du Québécois Pierre Drysdale, Un moment d’intimité, s’ouvre dans l’univers médiocre, voire sordide, des petits fonctionnaires de notre Vieille Capitale, où les rêves de jeunesse cèdent rapidement la place à l’embourgeoisement et à l’ennui. Là, les couples fatigués n’ont d’autres loisirs que la sortie dominicale au centre commercial et les soupers entre amis lors desquels les conversations oscillent entre l’achat d’un bain tourbillon et la toiture à refaire. Quant aux défis professionnels, autant dire qu’ils sont inexistants; et si ce n’était de la machine à café, lieu de rencontre consacré, on s’ennuierait mortellement dans les édifices du "centre-ville".

Cette vie, c’est aussi celle de Paul qui, ayant abandonné son projet de roman au fond d’un placard, pousse dorénavant son crayon dans le bureau d’un ministère et vit depuis 10 ans avec Manon. Rempli de désirs, notre héros répugne d’abord à faire comme la plupart des amis et collègues de son âge qui multiplient les aventures sexuelles, trouvant chez des femmes plus jeunes l’illusion de ne pas avoir vieilli, tandis qu’ils conservent le confort matériel en demeurant auprès de leur conjointe. Les scrupules de Paul s’évanouissent toutefois lorsqu’il devient amoureux de Karinne, une étudiante en philosophie. L’intérêt du livre consiste dès lors à nous montrer le tourment du personnage qui n’est ni assez insouciant ni assez mature pour réussir sa nouvelle vie.

C’est un pur bijou que signe ici Pierre Drysdale, conteur habile mais surtout graphiste hors pair, qui nous livre son meilleur album depuis L’Homme de paille (paru en 1992). Fine dans l’analyse psychologique de son héros, l’oeuvre offre une description à gros traits d’une certaine classe et d’une génération qui a vendu ses idéaux. Un portrait lucide qui va de pair avec un dessin en noir et blanc quasi expressionniste, véritablement inventif dans son découpage et ses cadrages qui mettent l’accent sur les déceptions, les mensonges et les fugaces illusions de ses personnages.

Un moment d’intimité de Pierre Drysdale
Éditions Mille-Îles, collection "Zone convective"
2002, 72 pages