Le premier signe avant-coureur fut ma relative torpeur, début décembre, à l’idée des Fêtes approchantes. Bof….me disais-je. Tanné, fatigué je suis… Était-ce le temps plutôt maussade (la pluie, vous vous souvenez ?) ? Ces images de jeunes indignés nonchalamment aspergés de gaz au poivre ? (Après cela, comment voulez-vous qu’une poire Belle Hélène soit autre chose qu’une simple « pouère » ?) Ou encore, peut-être était-ce dû au fait qu’ayant mis récemment un pied dans la cinquantaine, l’autre dérivait lentement, mais ostensiblement vers le « manger mou » ? Toujours est-il qu’anticipant des Fêtes mollo, je me suis effectivement à faire dans les prophéties autoréalisatrices. Ce fut dans notre famille des Fêtes sans réceptions officielles ; seulement une suite de moments d’abandon où, après un long après-midi à lire, à écouter de la musique et/ou des films, nous émergions de notre cache dans une maison baignée d’une noirceur hivernale ; petite lampe allumée dans la cuisine, le temps de réchauffer une assiette composée des restes de la veille, et retour à la case départ.
Je croyais que nous étions une exception à ce « no show » face aux festivités traditionnelles. Puis, au hasard des conversations du début de nouvelle année (« Pis, les Fêtes ? »), j’ai réalisé que loin d’être les seuls, au contraire, plusieurs personnes de mon entourage – voire beaucoup – m’ont indiqué avoir partagé le même sentiment. Quid ?
De retour au boulot, voilà qu’en une dizaine de jours seulement je suis emporté dans un maelstrom médiatique où la Presse (l’excellent article de Nathalie Collard), la radio de Radio-Canada (émissions de Catherine Perrin, Michel Désautels et SRC Halifax) et RDI (avec Simon Durivage) se posent tous des questions sur les effets – potentiellement néfastes – des technologies numériques. L’ère du temps, après des années de célébration « non, mais quelles technologies fantastiques avons-nous ! », s’est subitement refroidi : la techno, est-ce trop, trop vite ? Est-ce pour cela que plusieurs d’entre nous ont décroché durant les Fêtes ?
Je le dis depuis un moment (façon détournée de déplorer que je me répète), nous vivons dans une société où l’individu (le « je ») a préséance sur le « nous » dans la dynamique sociale. En tant qu’individus, nous sommes moins interpellés d’agir en fonction de valeurs communales qu’à partir de principes directeurs d’émancipation personnelle. Dans un sens, nous nous sommes effectivement libérés des grandes idéologies tyranniques/disciplinaires (religion, morale, fascisme, totalitarismes et cie), mais cette liberté a un prix. Abandonnés à nous-mêmes, refusant toute part de déterminisme social (ce n’est que tout récemment, avec le mouvement des indignés, que le concept de classe sociale fait sa réapparition), nous avons charge d’être nous-mêmes ; plus précisément, nous devons nous construire une identité et la semer à tous les vents. Du blogue à Twitter, en passant par Facebook, Google+ et Foursquares, c’est fou ce que nous passons du temps à nous dire. Il est soudainement devenu bien fatigant d’être soi-même…
D’autant plus fatiguant que cette dynamique de l’hyperindiviudalisme est intimement lié à des dynamiques pulsionnelles, aux impératifs du ici-maintenant, comme l’attestent la popularité des chaines d’information en continues (direct/ « live»), le téléchargement de musique en ligne (mes tounes quand je le veux, soit maintenant) et la migration des contenus médiatiques et informatiques vers les téléphones dits intelligents (quand je le veux et peu importe où je suis). Le temps réel est excitant, émotionnellement grisant certes, mais il peut également être un tyran nous obligeant à réagir sur-le-champ, que ce soit de jeter un coup d’œil au dernier message SMS entrant, répondre tout de go aux appels reçus sur le cellulaire ou de tweeter le plus rapidement possible à propos de notre situation réelle en temps réel. S’ajoutent à cette dynamique de stimuli-réponses (la cloche de Pavlov est devenue le bing ! du courriel entrant…) la surmultiplication des autres formes de sollicitations communicationnelles, comme les messages publicitaires, les organismes sociaux, les entreprises, les tweets de Denis Codère et des autres politiciens, etc. Et comme si ce n’était pas assez, nous sommes parfois nous-mêmes la source involontaire de communication : il suffit parfois de simplement se déplacer sur une fesse pour que cela active la fonction d’appel de notre téléphone (les anglos appellent cela « ass-dialing » ; je propose l’expression « culer un appel »…). Fatiguant l’abondance…
Une autre dimension de cette dynamique du ici-maintenant est qu’elle relève ultimement de la gratification et de la jouissance. Sur ce plan, l’objet du désir ne doit plus être symbolisé et éloigné dans le temps (le désir), mais au contraire doit être réel et objectivé. On jouit ou on ne jouit pas ! (C’est ainsi que la porno a supplanté l’érotisme). Or, une fois que la jouissance a été atteinte, ne reste plus alors que de… recommencer à jouir à nouveau. En ce sens, l’émancipation des jouissances personnelles a un sombre revers : elle produit du manque, comme l’atteste tous les comportements de type « hyper- » (sexualité, consommation, dépendance, etc.). Totalement émancipés, nous sommes en état de manque permanent. Vidant de jouir ainsi en permanence….
Nous avons donc bien des raisons d’être fatigués, de vouloir décrocher.
Vous faites quoi à Pâques ?
Prochain billet. Je pars dans une dizaine de jours pour l’Australie alors que je participerai à un colloque sur la surveillance dans la vie quotidienne. Vous ferai part de mes impressions de Kangourou-Land et, surtout, de cet important sujet qu’est le contrôle et la surveillance dans nos sociétés « émancipées »…