BloguesAndré Mondoux

De quoi ont-ils peur ?

Le grand défi de nos sociétés contemporaines est d’affronter un des legs importants du néolibéralisme : la fin apparente des idéologies. En effet, après la chute des variantes communistes dans les années 80, et la désillusion liée à la fin des grands récits sociaux (tout étant relatif, il n’y a plus de vérité « universelle »), le néolibéralisme en est venu à se penser comme la fin de l’Histoire. Autrement dit, au lieu de se présenter comme un discours sur le monde, il se dit en tant que Monde. C’est ainsi que les rapports symboliques (les valeurs, les idéologies et le politique) sont occultés par la neutralité apparente de la gestion : on ne parle plus de société, mais de système, le capitalisme est devenu l’économie et le gouvernement de la gouvernance. Le slogan publicitaire des HEC il y a quelques années résumait bien cette situation : « Ce n’est pas les idées qui gouvernent le monde, mais leur gestion »… Un autre exemple sont les nombreux observateurs-administrateurs estimant que la « saine gestion » est au-delà des clivages politiques, ou encore un Mathieu Bock-Côté opposant la démocratie libérale aux « utopies socialistes ». Croire qu’une idéologie puisse « universellement » contenir toutes les autres, qu’elle est une arène neutre et qu’ainsi elle ne proviendrait pas du même terroir – tout aussi idéologique et utopique – que les autres idéologies est non seulement une contradiction, mais relève de la mauvaise sociologie.

Cette dynamique a de profondes conséquences, principalement d’éliminer toute forme de réel débat. Quand une idéologie cesse d’apparaître comme idéologique et se prend ainsi pour le Monde lui-même, elle ne saurait reconnaître aucune forme d’extériorité : on ne peut être en dehors de ce qui se prend pour le monde sans en effet détruire cette prétention d’incarner en soi le monde…. C’est ainsi que toute idéologie/différence ne représente plus simplement l’altérité – le débat avec l’autre –, mais bel et bien le Mal lui-même… Voilà pourquoi, dès le début du conflit, les étudiants ont été décrits comme des violents, des délinquants ( Ministre de la Justice) des terroristes potentiels, des cliques de syndicalistes (Martineau), des communistes (Michelle Blanc), des révolutionnaires utopistes (Bock-Côté) et le gouvernement ne les a jamais véritablement considérés comme des interlocuteurs. Il est par ailleurs pour le moins étonnant que des observateurs qui se disent progressistes puisent à fond la caisse dans des postures relevant du passé, que ce soit la chasse maccartiste aux syndicalistes et au communistes (le populisme de bas étage de Martineau), ou l’appel à des penseurs comme Raymond Aron (Bock-Côté) qui ont invoqué la menace totalitaire des discours de la Guerre Froide pour bâtir un œuvre intellectuellement déployée en s’alignant politiquement sur les pouvoirs en place.

Cependant, chassez le social et il revient au galop. Voilà qu’au nom de la défense de droits fondamentaux, les citoyens prennent la rue à leur tour, partout au Québec. Nos bons observateurs/éditorialistes autoproclamés ne peuvent plus démoniser tout un peuple. (Elle est là, M. Bock-Côté l’utopie/tentation totalitaire de la démocratie libérale) Il faut donc changer de discours. Après avoir chanté les vertus de l’individualisme (l’éducation est affaire de liberté individuelle) et de la « fermeté intelligente » du gouvernement avec sa loi spéciale, l’éditorialiste André Pratte de Lapresse se fait soudainement l’apôtre du « devoir national », soit de retourner au calme. Flairant le vent, au Journal de Montréal, Martineau et Bock-Côté ressentent maintenant le besoin d’admonester le gouvernement, on découvre des failles dans la loi 78 et on louange les vertus de l’ORDRE SOCIAL. Précisons, d’UN ordre social, le LEUR. Voilà pourquoi nos bons observateurs ont peur : le génie de l’idéologie est sorti de sa bouteille, comme il le fait régulièrement, mais ces chantres du néolibéralisme avaient cru qu’il était à jamais rayé de la carte. Et cette résurgence de l’idéologie surprend d’autant plus qu’elle révèle que l’empereur ne porte pas de vêtements, que l’ordre de ce monde est idéologique et de ce fait ouvert en permanence aux débats. Attention avec l’Histoire : elle a le don de faire mentir ceux qui s’attache trop au présent. Le désordre des uns pourrait bel et bien être l’ordre à venir des autres.

Un Mario Roy de LaPresse peut bien sarcastiquement douter des résultats d’éventuelles alternatives au statu quo comme moyen d’éviter tout débat de fond (« On aimerait juste savoir de quoi serait fait ce meilleur des mondes s’il devait advenir »). Mais on saura lui rétorquer que face aux dérives financières qui ont entrainé une crise économique mondiale, les guerres au Moyen-Orient, les défis écologiques, et pour terminer une loi québécoise répressive comme on en n’avait jamais vue, pour ne mentionner que ceux-là, peut-on réellement faire pire ?