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Daft Punk : l’entretien complet!

Bon, maintenant que le fameux Random Access Memories de Daft Punk est officiellement dans les bacs, voici l’essentiel de l’entretien qui a servi à la rédaction de l’article que le Voir publiait jeudi dernier. Bonne lecture!

Première question pour briser la glace : comment vous sentez-vous à quelques jours du dévoilement de ce nouvel album? Nerveux? Confiants? Un peu des deux?

Thomas Bangalter :  Nous sommes heureux. On y a travaillé longtemps. Notre dernier album est sorti il y a huit ans. Ensuite, on a commencé ce disque sans vraiment savoir où on allait. C’était plus des expérimentations musicales. On n’avait pas vraiment d’objectif d’album à la base. Ça a commencé en 2008. On a arrêté un petit peu à l’époque de la musique pour Tron. Ensuite, on a repris le travail. Alors, voilà. Ça a été un très long chemin. On est heureux d’être arrivé au bout de l’aventure musicale en studio. On est satisfait de la musique. On est excité et intrigué. Il y a une certaine excitation par rapport à l’idée de finalement présenter cette musique au public, mais nous ne sommes pas nerveux par rapport à la musique elle-même. 

À une époque où de plus en plus d’artistes abreuvent les Instagram, Vine, Facebook et Twitter en contenu, ce nouvel album – réalisé par les fameux robots de Daft Punk – s’est crée dans le plus grand secret jusqu’aux derniers jours où on a eu droit à des bandes-annonces à Coachella, Saturday Night Live ainsi qu’une série web abordant vos collaborateurs…

Sans aller jusqu’à révéler les visages derrière les masques, pourquoi tant de secrets à une époque où l’intimité est un concept de plus en plus élastique?

Thomas Bangalter : Le secret, c’est l’idée de la surprise. C’est divertissant. C’est l’idée de la séduction. C’est l’idée de quelque chose qui se dévoile, qui s’effeuille au fur et à mesure. On essaie de faire les choses dans une tradition assez old school d’entertainment. Le secret, c’est aussi la magie, la surprise. C’est un peu comme une fête surprise qu’on organise pour un ami. On doit tenir le secret. C’est assez excitant, etc.

C’est «intrigant» à un moment où tout le monde partage toutes ses informations. Voilà, ça fait partie du concept d’anonymat qu’on a et du fait que, dans les 20 ans de carrière qu’on a pu avoir jusqu’à maintenant, on a eu des moments d’immersions comme ça pour ensuite émerger puis repartir en mode «sous-marin».

Outre l’innovation et vous imposer un défi de taille, peut-on y lire aussi une certaine critique de la direction actuelle que votre genre de prédilection prend avec les surdoses de sampling et d’autotuning qui sont maintenant omniprésents alors que vous, comme Giorgio Moroder le mentionne dans sa capsule vidéo, avez une attention au détail incroyable dans un genre qui semble être pris à la légère par certains de vos contemporains et ce disque pourrait bien injecter quelque chose de neuf dans le monde de la dance music?

Thomas Bangalter : Ce n’est pas une critique de la direction prise par la musique électronique actuellement, car celle-ci ne va dans aucune direction en ce moment. Elle demeure au même endroit d’une certaine façon. Elle a un certain caractère stagnant. Nous, on vient d’une scène et d’une certaine époque…

On s’inspire de toutes les musiques, mais surtout la house music de Chicago qui est, à la base, une musique qui était basée à la fois sur l’expérimentation, l’idée de faire des choses nouvelles et l’idée aussi de faire «survivre» la dance music, entre autres choses qui ont été un peu «arrêtées» après l’effondrement du disco au début des années 80. C’est vrai qu’en ‘94-‘95, on a essayé de faire une musique différente de ce qui nous entourait. Encore une fois, en 2001, on a tenté de faire différent de la musique du moment. Ce n’était pas des «critiques», on se lançait davantage des «défis», car faire de la musique comme on le fait, c’est beaucoup plus difficile aujourd’hui que d’en faire avec un laptop et des banques de sons, mais ce n’est pas une critique de ça en soi. Nous ne sommes pas dans la critique, mais bien dans l’idée d’essayer d’aller ailleurs et ce ailleurs peut être dans le passé, le futur ou encore inventer un nouveau présent pour proposer quelque chose qui est à la fois «différent» – car on ne l’a jamais fait – et différent de ce qui se fait au moment présent et nous sommes aussi excités aujourd’hui, c’est qu’on a l’impression que, dans ce disque, il y a de la musique qui n’est pas formatée selon le point de vue de la musique environnante d’aujourd’hui. L’idée n’est pas de révolutionner la musique, mais bien de proposer quelque chose de différent à un moment donné.

En entrevue avec Rolling Stone, tu disais que vouliez explorer avec un album de musique électronique, mais abordé de façon plus «organique»…

Thomas Bangalter : C’était vraiment un voyage. On voulait faire une musique qui invitait vraiment au voyage comme il y en a beaucoup au cours des années 60, 70, voire 80 qui partaient, à la base, de racines un peu psychédéliques. À partir du moment que sommes partis de là – l’invitation au voyage, à l’aventure – une grande partie de la musique s’est fait de façon accidentelle : en travaillant avec les musiciens, etc. On avait aussi un grand nombre de démos et d’idées musicales… chaotiques! D’où le titre de l’album : le chaos, la musique fragmentée, etc. Et à partir de ce moment-là, c’était amusant d’écrire de la musique à la fois avec les règles de la pop musique – dans la définition d’un «single» de pop musique – et à la fois essayer d’écrire des morceaux où on se posait la question «qu’est-ce qu’un morceau d’album?»

À une certaine époque, on qualifiait les «morceaux d’albums» comme des pièces pas assez bonnes pour être des «singles» ou encore qui ne sont pas formatés pour jouer à la radio. Dans la pop musique, l’idée du single est assez droite et rétrécie. Donc c’était amusant de s’exprimer sur ce terrain tout comme de voir l’album comme un ensemble où il y a plein d’étapes, plein d’expérimentations autour et où il n’y a pas de hiérarchie entre les morceaux et, tout comme dans un film, chaque seconde compte et celles-ci servent à exprimer un point de vue, une idée musicale globale.

L’album a été enregistré à Paris, New York et Los Angeles dans des studios réputés comme Electric Ladyland. Pourquoi multiplier les lieux d’enregistrements? Selon vos déplacements? Chaque endroit avait une spécificité? 

Thomas Bangalter : Nous on vient d’une génération de producteurs qui ont beaucoup travaillés avec les samplings. C’est vrai que nous étions fascinés par la richesse des samples. Il nous arrivait de nous demander ce qu’il y avait derrière, d’où venait cette magie derrière ces échantillons de deux ou trois secondes de musique qui sont ensuite découpées, séquencées, etc. À partir de ce moment, on a étudié ses paramètres : la performance des artistes, mais aussi les techniciens, le matériel utilisé, l’endroit aussi (son acoustique, son histoire, sa magie) et travailler dans ces studios-là, c’était aussi collaborer avec des musiciens de studio réputés ou encore des techniciens qui ont mixé des disques pour Prince et Earth, Wind & Fire; bref, on tentait de recréer une série de circonstances dans un environnement qui peuvent être propices à faire apparaître ce type de magie. C’est pour ça que c’était quelque chose qu’on ne pouvait faire différemment. C’est notre quatrième disque, mais on s’amuse à dire que c’est notre premier disque solo!

Ce n’est pas une contradiction, par contre. Auparavant, on voulait démontrer qu’il était possible d’enregistrer un disque dans une chambre avec notre premier album. Aujourd’hui, alors que plusieurs albums sont vraiment créés qu’à partir de laptops, on voulait montrer que c’était toujours intéressant d’aller en studio; que ce n’était pas démodé. Ça peut aussi être vu comme un luxe, mais nous sommes loin d’être les seuls artistes à être en mesure de pouvoir nous l’offrir, mais plus personne ne le fait! On ne le regrette pas, car on aime bien faire ce que personne d’autre ne fait!

Si, ensuite, ça peut contribuer à un certain retour des artistes en studio… Après tout, ces endroits permettent une richesse de sonorités et un éventail encore plus vaste que les ordinateurs. Nos albums précédents ont été réalisés avant la venue du studio format laptop. Ce qu’on retrouvait dans nos home studios, c’était des synthétiseurs, des boîtes à rythmes, une jungle de câbles, etc. On n’a donc pas fait partie de la génération «laptops» et on n’a pas réussi à intégrer à ce mode de production.

Le titre de l’oeuvre fait référence à la mémoire du disque dur, bien sûr, mais aussi à celle de l’humain : vous collaborez notamment avec Paul Williams ainsi que Nile Rodgers et Giorgio Moroder, deux artistes surtout associés à la musique disco,  ainsi que des artistes plus contemporains comme Pharrell, Gonzales et Panda Bear…

Guy-Manuel de Homem-Christo : Panda Bear sortait son nouvel album solo Tomboy il y a deux ans et il nous a contactés pour qu’on lui fasse un remix et ça fait des années qu’on ne fait plus vraiment de remix. On trouverait que c’était plus créatif de lui proposer une collaboration, surtout que nous sommes très fans de ce qu’il fait avec Animal Collective ainsi que de sa carrière solo. On s’est dit que ça serait plus intéressant de pousser le bouchon et de carrément collaborer avec lui, de faire différentes couches de sa voix, de travailler avec, etc. On lui a donc demandé de participer à l’album. 

Pharrell mentionne dans sa capsule vidéo qu’il s’est proposé comme collaborateur, Giorgio Moroder est davantage associé à l’italo disco, Nile Rodgers mentionne dans sa capsule qu’il provient de l’école du jazz fusion. Comment avez-vous choisi les différents collaborateurs de cet album, en fait? Comment collaborent-ils? Ils proposent? Ils exécutent?

Thomas Bangalter : Pour prendre l’exemple d’un film, on tenait un peu le rôle de réalisateurs et de scénaristes du film et nos collaborateurs étaient nos interprètes. Alors, selon les différentes situations, on improvisait un peu, on les dirigeait ou on récrivait tous ensemble la scène. Il y avait à la fois une vision d’ensemble – de la place des pièces sur le disque – et de la chanson telle qu’envisagée et écrite préalablement.

Sûrement l’extrait de l’entrevue du magazine Rolling Stone qui est le plus surprenant : vous indiquez que vous ne prévoyez pas de tournée pour l’album en ce moment. Alors que l’industrie de la musique se remet toujours d’une crise du disque, vous préférez miser sur l’objet plutôt que sur le spectacle alors que plusieurs de vos congénères font l’inverse – endisquer pour partir en tournée – ; pourquoi donc?

Thomas Bangalter : Il y a plusieurs facteurs : l’effondrement de l’industrie du disque, l’apparition de nouveaux centres d’intérêt : les réseaux sociaux, voire les jeux vidéo… dans les 30 dernières années, il y a eu un changement, les technologies ont évolué, la musique a pris un rôle différent et, d’une certaine façon, le rapport contemporain à la musique continue d’avoir un rôle prépondérant, mais le lien entre l’artiste et le public semble être mis de l’avant que lors des concerts. Nous ne sommes plus du tout à l’époque où les enregistrements sont des choses magiques!

Et à partir du moment où on a décidé de s’inspirer d’une époque tout en tentant de recréer des circonstances pour avoir un enregistrement aussi «magique» que, je sais pas, un bon vieil album d’Al Green, par exemple, ou encore de James Brown; bref, des enregistrements qui ont un petit côté «mystique», on essaie de rediriger le regard des gens sur ce que peut être un disque, la musique enregistrée et le pouvoir que celle-ci peut avoir alors qu’aujourd’hui, le disque semble être devenu un accessoire ou encore un prétexte pour une tournée. Une tournée, c’est un événement, bien sûr, mais les disques, eux, ont perdu ce caractère événementiel qu’ils avaient autrefois et c’est pour ça que… chaque chose en son temps!

On n’en a pas besoin en ce moment. On travaille de façon assez séquence, précise et comme on vient de terminer ce disque. On a travaillé longtemps pour que les gens puissent l’apprécier. Si on en envie de faire une tournée, on la fera ensuite. C’est donc aussi une question de «focus». On ne veut pas manger deux plats en même temps. Prenons le temps d’en profiter de ce moment là, de cette musique, de se «connecter» à un moment, surtout à une époque où, effectivement, une grande partie de la musique électronique est faite avec ordinateurs, alors il n’y a pas de surplus de «vie» dans les enregistrements eux-mêmes. Là, on a passé des années à travailler, à collecter des expériences de vie et des performances, à constater qu’il y a beaucoup de vie dans cet enregistrement et qu’on n’a pas nécessairement besoin de compenser avec une tournée.

En même temps, à ce point dans notre carrière, on a fait deux tournées et demie en 20 ans! On n’a jamais eu la volontaire de faire une tournée par disque et nous ne l’avons toujours pas aujourd’hui.

Au risque d’être déplacé : vous revenez à la charge ici avec un album comptant sur un paquet d’invités prestigieux, enregistré dans plusieurs studios réputés – et non pas dans des chambres d’hôtel comme le feraient certains DJs en tournée – et qui est aussi une oeuvre de longue haleine, en cours depuis des années. Sentez-vous une certaine «pression» face au «succès» que l’album doit remporter?

 Thomas Bangalter : Ça c’est une question qui faudrait poser à la maison de disque! Aujourd’hui, la chose la plus importante pour nous, et c’est la même pour plusieurs musiciens.

Ce qui est intéressant avec l’effondrement de l’industrie du disque, c’est que les gens qui étaient là que pour l’argent sont disparus. Ils sont ailleurs et depuis bien longtemps. Ce qui reste donc aux artistes aujourd’hui, c’est l’envie de faire la musique qu’ils ont envie de faire et de s’exprimer – ce qu’on vient de faire – et le souhait qu’un maximum de gens puisse écouter cette musique. Aujourd’hui, écouter de la musique et l’acheter sont deux choses qui ne sont plus associées.

Acheter un disque est maintenant un choix. Il n’a plus besoin de se procurer l’album pour l’écouter, car sa musique est partout. Comme pour plusieurs autres, les ventes de disques permettent certaines choses, oui, mais nous ne sommes pas dans un schéma de pression face aux ventes, car nous en sommes venus, au fil des années, à maintenir notre liberté et l’idée principale ici était d’arriver à faire exactement la musique que l’on voulait faire et ensuite de la partager avec un maximum de gens. Si, ensuite, les gens choisissent de l’acheter, ça fait plaisir, mais le plus intéressant – et c’est ce qui est magique avec l’Internet, c’est que les gens peuvent l’écouter puis choisir s’ils l’achètent ou pas.

Un peintre, par exemple, ne se dit pas «J’espère vendre un maximum de tableaux» le soir d’ouverture de son exposition. Il va tout d’abord réagir au nombre de personnes qui viennent admirer ses oeuvres et puis si deux ou trois personnes achètent un tableau, il se dira que c’est très bien, que ça lui permettra de survivre, mais ça ne sera pas son objectif premier. Il ne se dira pas «Zut! Je n’ai pas réussi à vendre tous mes tableaux le plus cher possible!» Non. Il se dira «Eh bien voilà. 1 000 personnes sont passées ce soir pour admirer mes tableaux et c’était un choix tout à fait gratuit de leur part!»

Et finalement, ça fait 20 ans cette année que Daft Punk a été mis en branle. Quel bilan tirez-vous du projet à ce jour?

Guy-Manuel de Homem-Christo : Le temps passe très vite! Les Beatles, c’était quoi? ‘62 à ‘70? Les Doors, c’était ‘66 à ‘70. Quatre ans seulement. Bien sûr, nous ne sommes pas les Doors, mais c’est marrant d’étudier les carrières de groupes qu’on a adorés…

Thomas Bangalter : … et de réaliser que nous les dépassons en longévité!

Guy-Manuel de Homem-Christo : par rapport à ça;  quand on avait 15, 16 ans et qu’on écoutait les Stones. Déjà on n’écoutait plus vraiment ce qu’ils produisaient de récent à l’époque, car on préférait leurs premiers albums, mais, eux, demeuraient là. Après Tattoo You ou Exile on Main Street, je trouvais que c’était…

 Édulcoré?

Guy-Manuel de Homem-Christo : Ouais, mais il y avait aussi moins d’impact que leurs premiers trucs. Ça a toujours été une hantise pour moi – et je crois que Thomas va comprendre que je veux dire -: voir ces groupes, dont on a adoré leurs premiers albums, se ‘calmer’ ou ‘s’embourgeoiser’ tout en créant des disques moins excitants après 20 années de carrière, par exemple. Nous, nous sommes très contents du disque, de ce qu’on a mis sur cet album, mais je ne sais pas ce que ça va donner chez les gens. J’espère seulement que nous ne sommes pas endormis.

Photo : préparatifs du lancement à Wee Waa en Australie par Solidmclovin.