Martha Fleming et Lyne Lapointe : Lieux communs
De New York à Såo Paulo, en passant par Bath, Martha Fleming et Lyne Lapointe sillonnent le globe avec des projets artistiques peu orthodoxes. Le Musée d’art contemporain présente une rétrospective des quinze années du travail de ce couple unique en son genre.
Pour une critique d’art branchée et une artiste de pointe, elles n’auraient pas pu se rencontrer autrement. «Ç’a été le coup de foudre. On s’est rencontrées à Artexte, c’était rue de Bleury à l’époque. J’ai su immédiatement que c’était la personne que j’attendais depuis toujours», se rappelle Martha Fleming. Assise en face d’elle à la table, Lyne Lapointe sourit, le regard baissé. Tout de même, un coup de foudre romantique à Artexte, La Mecque de ce que l’art contemporain compte de plus critique en termes de faune et de littérature, il faut le faire… Et, en même temps, le récit ne pourrait mieux coller à la nature de leur travail.
Échelonnée sur quinze ans, l’ouvre de ce couple très peu orthodoxe mêle le romantisme le plus exacerbé à la critique la plus radicale qui soit. La fascination pour l’histoire sous toutes ses formes y cohabite avec un rejet radical de toutes les conventions institutionnelles, incluant celles du système des beaux-arts. Ce n’est pas dans les salles aseptisées des galeries et des musées que s’est développée leur entreprise, mais dans des édifices à l’abandon, à Montréal, à New York, au Brésil, en Angleterre.
Ces lieux déshérités, alourdis du charme trouble de la décomposition, les deux amoureuses les occupaient, les transfiguraient, les réanimaient le temps d’une installation, ce qui pouvait vouloir dire trois ans de préparation dans l’ombre et trois semaines de vie publique. Et cela, bien sûr, en tenant compte de la nature propre de ces lieux. Une caserne de pompiers? Une mise en scène de l’antique héroïsme de ces hommes. Un quai d’amarrage à New York? Le récit du transport et de l’arrivée des esclaves en sol américain. Une église abandonnée à Londres? Un projet sur la foi.
On le comprend, l’essentiel de cette ouvre, c’est-à-dire l’atmosphère et l’esprit des lieux, mais aussi tout le travail réalisé sur place, les fresques, les frises, les planchers ouvragés, est enseveli à jamais dans la mémoire de ces sites. Restent la légende, particulièrement vive autour de Martha Fleming et de Lyne Lapointe, ainsi que tout le travail d’atelier, installé puis rangé une fois la fête terminée, les objets de toutes sortes, les peintures, les sculptures, les bricolages, les armoires, les exhibits.
Après Windsor, en Ontario, c’est enfin au tour de Montréal d’accueillir cette semaine ses deux filles prodigues, avec la tenue de l’exposition Studiolo, au Musée d’art contemporain. Une exposition qui ne pourrait ni ne saurait être une simple rétrospective. Fidèles à elles-mêmes, Fleming et Lapointe ont adapté leur travail à la nature des lieux. Pour un musée, et un musée d’art, elles ont choisi d’agir en conservatrices de leur propre ouvre, organisant les reliques de leur «studio» suivant des regroupements formels et thématiques, indépendamment des lieux où elles ont existé à l’origine. Tout y passe, les grandes bâches décorées, les bijoux en forme de main, les cabinets débordant de curiosités, les «miroirs» en mica, les vieux cadres, les vieilles reliures, organisées en tableaux abstraits, les collages, les dessins, un canot de bois, des animaux séchés…
«Quand on voit ces objets et ces ouvres, on se rappelle dans quelle situation on les a faits, où on voulait les mettre, où ils se sont retrouvés. On se rappelle leur odeur», explique l’une, Martha, immédiatement relayée par l’autre: «Leur poids, leur place dans l’atelier.» «C’est sûr que ces objets nous tissent ensemble comme ils tissent la multiplicité des sens qu’on aurait voulu faire comprendre, reprend la première, ça fait partie de l’étoffe même d’un rapport qui n’est pas uniquement un rapport de production et de pensée.» «C’est des projets qui ont beaucoup pris, d’enchaîner à nouveau Lapointe. Physiquement, émotivement, financièrement. Moi-même, j’ai de la difficulté à aller rue Notre-Dame, tellement le souvenir est fort.»
L’ouvre à deux
Leur complicité saute aux yeux, tout comme leurs différences. Torontoise de naissance, écossaise d’origine, vive et pointue comme les Écossais sont réputés l’être, se plaît-elle à dire, Fleming est également la plus théoricienne et la plus volubile des deux. Ses interventions sont toujours calculées, dosées, précises. Par comparaison, Lapointe correspond à l’idéal type de l’artiste intuitive, physique, proche de la matière et des sens. Avant de rencontrer Martha, elle avait déjà une carrière d’artiste en train, ayant même exposé deux fois chez France Morin qui devait, plus tard, prendre la direction du New Museum de New York alors que les deux y préparaient leur installation.
«Je fais une différence entre les personnes intellectuelles et les personnes articulées», explique Fleming. «Je suis peut-être plus articulée, mais j’ai appris énormément sur le plan des profondeurs du rapport entre l’intellect et la matière, par l’entremise des savoirs de Lyne, qui est une très grande intellectuelle de par sa pratique, qui entretient un rapport pour ainsi dire quantique avec la matière. Je sais peut-être mettre ça en mots, mais elle, elle sait traduire ça dans l’ordre de la matière, et c’est cette complémentarité qui a fait la force de notre travail.»«L’échange était tellement fort entre nous, répond l’autre, que j’ai pris conscience que ce n’était pas parce que c’était moi qui jouais dans la matière que l’ouvre n’était pas à nous deux.»
Martha Fleming et Lyne Lapointe ne sont pas le premier couple à signer ses ouvres d’une seule main. La petite histoire de l’art contemporain en compte quelques-uns: Ulay et Marina Abramovic, Gilbert and George, Pierre et Gilles. Ici même, on a eu Cozic (Monique Brassard et Yvon Cozic). Mais deux jeunes femmes lesbiennes, et féministes, c’est plus rare, surtout si l’on se replace dans le contexte des années quatre-vingt, où les tabous pesaient davantage qu’aujourd’hui sur ces réalités. Comme elles le rappellent elles-mêmes, la nouvelle de leur relation a provoqué un choc parmi leurs proches. Reste que cette singularité s’est figée en une étiquette qu’elles trouvent maintenant bien réductrice.
«C’est dangereux quand on parle de ça, fait remarquer Lapointe. C’est à double tranchant. L’autre jour, je feuilletais un livre. Ça disait quelque chose comme: Martha Fleming et Lyne Lapointe, artistes lesbiennes, connues pour leurs interventions dans des édifices abandonnés. Comme si le fait d’être lesbiennes était plus important que tout le reste. On n’est pas juste lesbiennes.»
L’autre de renchérir: «Le projet dans la caserne concernait la façon dont l’héroïsme conditionne les comportements masculins. Le projet du Musée des sciences avait à faire avec le militarisme. The Wilds and the Deep abordait des questions de colonisation et de muséologie. Tout ça n’avait rien à voir au départ avec l’homosexualité. Mais on n’était pas moins lesbiennes quand on faisait ces projets-là, de la même façon qu’on n’était pas moins artistes quand on faisait un projet qui abordait plus directement la question de la sexualité féminine, comme la Donna Deliquenta.»
La tyrannie du sens
«Nos projets ont toujours eu pour but de défaire la tyrannie du sens», écrit Martha Fleming, dans Studiolo, le livre, publié en marge de l’exposition de Windsor. Malgré le caractère engagé et féministe de leur art, et leur réputation d’artistes «pc», Fleming et Lapointe ont toujours su éviter le piège du sens unique et du «one-liner» dans lequel tombent les neuf dixièmes de cet art à thèse qui inonde le circuit nord-américain depuis quinze ans. Comme le visiteur de l’exposition pourra s’en rendre compte, leurs projets reposent sur une architecture complexe et foisonnante de références, aux sciences, à l’histoire, aux lettres, où le point de vue critique se fond à une sentimentalité fluide et mouvante.
«On pourrait dire que leur travail repose sur telle ou telle théorie, mais c’est réducteur», explique Diana Nemiroff, conservatrice de l’art contemporain au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, l’une des premières institutions à avoir appuyé et collectionné leur ouvre. «Ce qui m’a toujours frappée, c’est le peu de ressemblance entre leur travail et ce qu’on connaît de l’art contemporain aujourd’hui. C’est un travail unique en son genre. Disons qu’elles expriment des choses que les autres n’expriment pas. On dit que c’est romantique, mais je ne suis pas d’accord, parce que ça fait partie de leur entreprise critique que de ne pas accepter les structures académiques. C’est précisément ce qui est critique dans leur travail.»
«Ce n’est pas non plus un travail basé sur l’objet, mais sur des contextes, le sens en est donc nécessairement fragmenté. Dans les années quatre-vingt, la plupart des artistes d’installation, bien qu’ils tenaient un discours de «site-specificity», n’en faisaient pas réellement. Fleming et Lapointe l’ont réalisé, en tenant compte du lieu, mais aussi de l’histoire du lieu et de sa communauté, en s’ouvrant à des publics différents et souvent négligés des artistes et des conservateurs. Ce qu’elles ont accompli est d’une importance de tout premier ordre.»
Leur parti pris artistique les a tout de même placées dans une position ambivalente à l’endroit du marché et du musée, dont elles critiquaient au détour l’institution et les règles. Pendant longtemps, elles ont refusé les offres d’achat et d’exposition en provenance des musées, tenant la ligne dure sur le plan éthique, dans un milieu où les compromissions sont pourtant de rigueur. Nemiroff elle-même, lorsqu’elle est arrivée à Ottawa, s’est vu dire non à une proposition d’achat. Avec le temps, avec les dettes, et avec l’évolution des mours artistiques, elles ont assoupli leur position. (Et Ottawa a pu notamment acheter l’extraordinaire plancher ouvragé de Eat Me/Drink Me/Love Me, actuellement exposé dans ses salles.)
«Ç’a toujours été une arme à deux tranchants. On ne pouvait pas faire nos projets et suivre la ligne de carrière toute droite que certains de nos amis ont suivie. Quand tu fais des ouvres qui sont à l’extérieur d’un système totalement échafaudé, tu finis par n’avoir aucun appui à l’intérieur. Des institutions sont venues nous voir, mais on était trop occupées», explique Fleming. «C’est comme si on nous avait mises de côté en prétextant que nous rejetions les musées, commente Lapointe. Mais ce n’était pas le cas. On a demandé appui aux musées, mais ça ne se faisait pas, dans la manière de voir des musées.»
Borduas et Cie…
Elles y sont maintenant, au musée. Et de belle manière. En compagnie de nul autre que Borduas, le saint patron québécois de l’art engagé. «Borduas est un grand artiste, et c’est un honneur de partager les salles avec lui», précise Fleming. «Mais la façon avec laquelle il a été canonisé et avec laquelle différents groupes ont accaparé son ouvre, cela pèse, même pour nous. Il est devenu l’homme de toutes les saisons. Comme si personne d’autre au Québec n’avait fait d’efforts culturels ayant des répercussions politiques. C’est peut-être inspirant pour des plus jeunes de se rendre compte qu’il y a des événements équivalents, qu’un travail de création animé par une volonté de changements sociaux, ça a lieu tous les jours. Qu’on y porte attention ou non, qu’on le canonise ou non.»
A leurs yeux, tout le travail reste encore à faire. «Ça n’a pas changé du tout», déplore Lapointe, à qui l’autre fait immédiatement écho, comme toujours entre elles. «Quand on considère la douloureuse "rigidification" des rôles sexuels, ou les répercussions de l’esclavage, dans la violence qui fait irruption quotidiennement aux États-Unis, ou encore les conséquences de la colonisation ici même, au Québec et au Canada, dans les déchirements entre Amérindiens, Français et Anglais… Tout ça, ce sont des produits de la violence de la méthodologie coloniale. On ne peut pas y échapper. Il faut rester vigilants.»
Martha vit maintenant à Londres, où elle est artiste en résidence au Science Museum. Restée à Montréal, Lyne se remet péniblement d’un terrible accident, qui lui a presque coûté la vie. Un mur de briques s’est effondré sur elle! Malgré le fait qu’elle marche avec peine, et qu’elle ne puisse même plus bouger l’index de sa main droite, elle a repris son travail de sculptrice.
Martha Fleming et Lyne Lapointe ne forment ainsi plus un couple. Pas au sens amoureux du terme, en tout cas. Est-ce à dire que leur ouvre est finie, close, à jamais contenue dans les limites historiques qui furent celles de leur liaison? «Non», de répondre les deux, sans hésitation, dont la complicité et l’amitié sont restées intactes. «On s’appelle trois ou quatre fois par semaine. On a des projets en cours. Rien n’est fini. Mais ça prendra peut-être de nouvelles formes.» On attend la suite.
Du 28 mai au 13 septembre
Au Musée d’art contemporain
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Principaux projets
Projet Building/Caserne #14, Montréal, 1983. Le commencement de tout. Dans une ancienne caserne de pompiers, rue Saint-Dominique, Fleming et Lapointe procèdent à l’archéologie de la culture de l’héroïsme. Grand succès.
Le Musée des sciences, Montréal, 1984. Cette fois-ci, c’est un ancien bureau de poste que Fleming et Lapointe investissent. Vu l’architecture muséale de l’édifice, on y ausculte le mythe de l’objectivité. Sérieux.
La Donna Delinquenta, Montréal, 1987. Pour leur dernier projet à Montréal, Fleming et Lapointe occupent le Théâtre Corona, à Saint-Henri. A ce jour, le plus envoûtant de tous leurs projets.
Eat Me / Drink Me / Love Me, New York, 1989. Leur première installation au sein d’une institution artistique, en l’occurrence le New Museum of Contemporary Art, à SoHo, où elles composent sur les thèmes croisés des sciences naturelles et de la sexualité féminine. La consécration.
The Wilds and the Deep, New York, 1990. Retour aux édifices abandonnés, cette fois-ci le Battery Maritime Building, ancien lieu d’amarrage des vaisseaux négriers. Une intervention-choc sur l’esclavage et la colonisation.
DUDA, Madrid, et These the Pearls, Londres, 1992. Un projet simultané à deux volets: le premier, en sol d’Espagne, sur le doute (dans une bibliothèque abandonnée); le second, en Angleterre, sur la foi (église abandonnée).
Materia Prima, Sao Paulo, 1994. Durant des mois, avec des amies et les enfants du voisinage, Fleming et Lapointe restaurent le jardin de la maison de Dona Yaya, héritière d’une riche famille de propriétaires terriens qui l’y avaient enfermée durant quarante ans. Communautaire.
The Spirit & The Letter & The Evil Eye, Bath, 1994. Au sein du Book Museum of Bayntun’s Bookbindery, une réflexion imagée sur le livre, le texte, l’écriture: là où les conventions de lecture rencontrent les conventions sociales.
Open Book, Londres, 1996. Tenue simultanément à la Dulwich Picture Gallery et au Science Museum: une installation croisée sur le thème de la couleur, entre l’art et la science, comme il se doit, vu la nature de ces deux lieux.