Rodin : Réflexion dans un oil d'art
Arts visuels

Rodin : Réflexion dans un oil d’art

Avec l’exposition Rodin, le Musée du Québec accueille quelques uns des chefs-d’ouvre de la sculpture mondiale. Comment a-t-on organisé cette célébration du corps, de l’esprit, de la ligne et du mouvement? Quel est l’état des stocks? Historique et commentaires de deux joueurs clefs.

La salle est noire. Immortel, figé dans sa fière jeunesse, le soldat Neydt, seul pour l’instant, contemple le plafond de son regard de bronze, sous un angle qui ne lui est guère familier. Ciel, il bouge! Et pour la première fois depuis quarante-deux ans, cette épreuve de L’âge d’airain, l’une des sculptures les plus célèbres du monde, quitte son socle d’Ottawa, pour emprunter, sous bonne escorte policière, le chemin de Québec.

Cargo culte
Paris mi-mai, métro sortie Varennes, Musée Rodin. Au terme de quinze jours d’emballage et de constat, une cinquantaine de marbres, bronzes, plâtres de formats moyens, ainsi que de nombreux dessins, quittent Roissy pour s’envoler sur 747. Vol régulier. Tandis que d’autres pièces monumentales s’offrent déjà au ventre lourd d’un avion cargo, à Québec ce sont déjà treize mille personnes qui attendent de pouvoir caresser des yeux ces visages graves, ces corps languissants, esseulés et ces couples éperdus de volupté: voici venir l’exposition de l’année. Auguste Rodin sculpteur, magistral révélateur de l’âme.

Reprenons des vols anciens. L’aventure débute en 1993 alors que John Porter, nouvellement nommé à la direction du Musée du Québec, inquiet de l’étroitesse de son calendrier d’exposition, essaie de voir plus loin. Malgré l’indiscutable vocation nationale de l’institution, la perspective de quelques bons coups d’éclat du côté des célébrités mondiales de l’art stimule ses troupes. France, Belgique, Espagne… Porter et son équipe frappent au pertuis des musées d’Europe. Il y aura les fructueux Maîtres catalans et Chefs-d’ouvre des impressionnistes. Le 15 février 1995, Porter rencontre les autorités du Musée Rodin. Situé à Meudon, en banlieue de Paris, dans la dernière demeure du sculpteur, le musée, qui s’étend sur un parc ponctué de statues, n’est rien d’autre que la quatrième institution muséale de France.

Devant son homologue parisien, Porter affiche de sobres ambitions: il veut emprunter quelques Rodin. Mais le Musée du Québec a beau être fier de ses vastes collections québécoises, sur le marché international, il n’a pourtant que peu à offrir en échange. Porter propose donc de l’intangible: une recherche et la perspective d’une réunion de famille entre Rodin d’ici et de là-bas. L’objectif? Identifier et répertorier parmi les collections publiques et privées les ouvres du maître présentement au pays et, bien sûr, exposer quelques-unes de ces «propriétés» canadiennes aux côtés de célèbres pièces françaises. Le Musée Rodin pioche déjà sur un catalogue complet. On voudrait bien avoir des dossiers sur les centaines d’ouvres disponibles à l’étranger. La proposition canadienne est accueillie avec intérêt. Mieux, alors que l’ambition initiale de Porter et de ses collègues consiste simplement à exposer des bronzes de petit format, de chaleureuses relations permettent, après quelques mois, d’envisager à Québec une véritable rétrospective, illustrant tous les aspects de la création de Rodin. Pour un petit million de dollars, Rodin devient alors une très bonne affaire.

«Les retombées de tels événements sont considérables», lance John Porter quelques jours avant l’aboutissement de trois années d’effort. «Ils nous permettent d’améliorer nos réseaux, notre crédibilité et de prouver que nous sommes capables d’initier de grandes expositions qui ne sont pas que des valises attrapées au vol. Rodin, c’est un bon coup, un événement unique, qui ne vient qu’à Québec.»

Le pactole
Même un oil peu exercé reconnaîtra parmi ces bronzes oniriques, ces plâtres fragiles, ces très précieux marbres originaux, quelques-unes des sculptures les plus médiatisées de ce siècle. Des noms? En voici: d’abord Le Baiser, incontournable représentation de deux amants célèbres du Moyen Age; ce marbre (jugé conventionnel par Rodin lui-même) fit la couverture de tant de romans d’amour et de traités de sexologie qu’il en est devenu, dit-on, un poncif du genre. Ensuite, Ugolin et ses enfants, dont les premières esquisses (1870) suivent de dix ans l’extraordinaire version de Carpaux. Puis, Les Bourgeois de Calais. Ces six hommes dépouillés qui en masse compacte vont vers la mort sont assurément l’ouvre monumentale la plus poignante de Rodin. Voici l’inquiétant Nijinsky, au crâne pointu, mi-homme mi-bête, rugueux, rudimentaire. Voici trois études pour son Balzac audacieux, tout en lignes verticales. Voici les maquettes de son chef-d’ouvre, La Porte de l’enfer, jamais installée. Voici ce Monument à Victor Hugo dont on tire actuellement une autre épreuve. Voici enfin, inévitables, deux Penseurs. Deux? Oui, deux.

La pêche aux moules
Deux sur douze. Tous les Rodin sont originaux, tous les Rodin sont multiples, particulièrement ses bronzes coulés en plusieurs épreuves. «Cela étonne et choque nos contemporains; pourtant le bronze est un art du multiple, comme la gravure et la photographie», explique Stéphanie LeFollic, assistante du directeur du musée de Meudon qui accompagne ce butin précieux dans son périple nord-américain. «Le bronze est contemporain de la bourgeoisie naissante. La majeure partie des artistes du XIXe siècle ont exploité de façon quasi commerciale certaines pièces dans le but d’orner les appartements bourgeois. Le Penseur ou Le Baiser existent à plusieurs centaines d’exemplaires de petite taille mais, parallèlement, les grandes pièces ne furent tirées qu’en quelques copies… La multiplicité n’enlève rien à la valeur des ouvres de Rodin. C’est d’autant plus vrai pour lui qui, dès L’âge d’airain, envisagea le bronze comme un "art pour l’art".»

Les moules ne sont pas cassés. Il y en a plus de huit mille. Selon les voux du sculpteur, le Musée Rodin, dès sa naissance et encore maintenant, coule attentivement quelques bronzes pour assurer sa subsistance. «Malgré cette production, la demande reste énorme. Les prix sont parfois extraordinaires», raconte Mme LeFollic qui est aussi chargée, depuis quatre ans, de superviser ces éditions de bronze. Contre l’engouement superficiel des années 80, le musée réclame une législation et applique des principes stricts: huit épreuves destinées aux particuliers, quatre pour les lieux publics et les fondations.Vous avez des sous? A Meudon, il y a des choses à vendre dans les caves. Faites vite, beaucoup de tirages sont épuisés.

Femmes de rêves
Du Japon aux États-Unis, envers et contre toutes les modes, la popularité de Rodin ne se dément jamais. Enfin… presque. Lorsque, fin 84, Camille Claudel parut sur les écrans, on aurait pu croire que le cinéma allait pousser la cote d’amour du public dans ses derniers retranchements. Il n’en fut rien. A la sortie du film, Rodin trinque. A tort ou à raison, il y est présenté comme un parfait salaud. Sur les murs, près de la sortie de métro qui jouxte le musée, s’étalent des graffitis peu élogieux. Et c’est Camille, la maîtresse du sculpteur, présentée comme la victime farouche d’un bourreau des cours, qui sort de l’ombre. Mme LeFollic défend le sculpteur volage. «Ce film frisait la diffamation. Il y a eu certes, des maladresses humaines de commises, mais il n’y eut pas de maladresses délibérées. Auprès de tous ceux qui purent servir sa cause, Rodin fut toujours derrière Camille. Il l’aida jusqu’à sa mort, sans même qu’elle le sache.» Il n’en reste pas moins que cette relation ambiguë empreinte de jalousie, d’hésitation et d’infidélité, abîma l’esprit fragile de Claudel. Il faut savoir que le plus grand sculpteur de France entretint peu de relations platoniques et qu’il traita bien des femmes à la légère. Peut-on être passionné des formes et ne pas l’être des femmes? Néanmoins, la Tête de Camille Claudel, paranoïaque, interpelle…

Le dur désir de durer
Des centaines d’ouvrages ainsi qu’une abondante documentation tracent depuis vingt ans un portrait fort précis d’Auguste Rodin: sans entrer dans les détails, rappelons que cet esthète était aussi une force d’homme venue du peuple qui ne dédaignait pas de cracher sur sa glaise. Qu’il échoua ses examens aux Beaux-Arts, mangea de la vache jusqu’à quarante ans, en passa trente-sept de mieux dans une gloire montante. Au soir de sa vie, la France l’acclamait autant que Victor Hugo. Était-il le dernier des académiciens ou le premier des modernes? L’art de Rodin chevauche des frontières et subordonne un siècle dans lequel son Balzac et son Nijinsky ont sans conteste provoqué quelques ruptures de forme et de style. Malgré quelques errements décoratifs, il est certain que même au regard de l’art contemporain, l’homme développa quelques idées fortes: il eut l’intuition que l’inachevé, voire un simple fragment, pouvait être considéré comme une ouvre à part entière.

«La modernité privilégie le visage, l’Antiquité l’anatomie (…) Rodin a conféré à l’ensemble du corps l’expressivité du visage», écrit Georges Simme dans Michel-Ange et Rodin, son remarquable essai métaphysique de 1911. Voilà qui résume bien la perspective dans laquelle Rodin opposa la persistance du bronze et du marbre à l’éphémère du voyage terrestre.

Du 10 juin au 13 septembre
Au Musée du Québec
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