Rodin : Leçon de maître
Événementielle, certes, l’exposition de Rodin au Musée du Québec, avec ses 140 pièces. Tout y est, sauf peut-être l’enchantement. Gigantesque, sage et pédagogique, l’expo ne renouvelle pas notre perception du Maître. Mais il faut saisir cette rare occasion de voir une ouvre exceptionnelle…
Rodin est à Québec, comme le clame ces temps-ci le battage publicitaire du Musée du Québec. L’habituellement tranquille institution n’a en effet rien négligé pour cette visite exceptionnelle, ni les spots télévisuels, ni les pleines pages dans les quotidiens, ni les bannières le long de Grande-Allée. Au risque de «clichéiser» davantage des ouvres qui n’en avaient vraiment plus besoin.
Pour quelques mois, donc, Rodin et son cortège de personnages illustres campent sur les Plaines d’Abraham, dans ce qui est, à n’en pas douter, l’événement le plus ambitieux jamais organisé par ce «petit musée», comme le désignait récemment le Globe and Mail, admiratif devant une telle prouesse. Ambitieux en raison tout d’abord de l’ampleur de l’événement: 140 pièces du Maître, occupant exceptionnellement toutes les salles d’exposition du pavillon Morisset. En raison aussi de la symbolique particulière de la figure de Rodin, sorte d’ambassadeur artistique de la France, avec laquelle Québec a les relations que l’on sait.
Mais aussi parce que, contrairement à la plupart des succès passés du Musée, attrapés au vol à l’occasion de manouvres diplomatiques, l’exposition Rodin à Québec est le fait des gens du Musée du Québec, qui a su se gagner la générosité du Musée Rodin de Paris – prêteur de pas moins de 122 pièces à l’exposition – en proposant en échange de faire l’étude de la diffusion des Rodin au Canada. D’où la présence complémentaire, dans l’exposition, de près d’une quarantaine de pièces provenant de collections canadiennes. Et d’où également la tenue parallèle, et bienvenue, d’une exposition intitulée Laliberté et Rodin, détaillant l’immense influence du premier sur le sculpteur québécois.
L’exposition, maintenant… Eh bien, évidemment, il faut y aller. Une telle concentration de Rodin à moins de trois heures de Montréal, ce serait bête de manquer ça, même si c’est pour y retrouver quelques-uns des chefs-d’ouvre auxquels on a déjà accès ici: Les Trois Sirènes, La Défense, Jean D’Aire, Le Penseur… Cela dit, en passant les portes, je n’ai pas éprouvé ce «coup de poing dans l’estomac» que nous promettait en conférence de presse Jacques Vilain, le directeur du Musée Rodin. Non pas qu’il s’agisse d’une mauvaise exposition ou que l’ouvre de Rodin m’ennuie. Loin de là.
Tout est là. Sauf, peut-être, l’enchantement. A quelques exceptions près – dont les aquarelles, les marbres, les photographies, signées Steichen -, «l’effet Rodin» n’est pas au rendez-vous. On se balade dans cette exposition comme dans un grand livre en trois dimensions. Un bon coffee table book sur Rodin, sage mais bien fait, avec une enfilade de chapitres bien informés et bien cloisonnés couvrant les principaux aspects de l’ouvre du sculpteur: Les Premières Années, Les Bourgeois de Calais, La Porte de l’Enfer, Victor Hugo, Balzac, les marbres, les dessins, les assemblages de fragments, les portraits, Rodin et la danse, Rodin et la photographie. (On lira d’ailleurs avec profit l’intéressante publication du Musée, qui couvre tous ces aspects.)
En fait, c’est toute la fluidité de l’ouvre de Rodin, c’est tout ce caractère organique si palpable, par exemple, dans les salles du Musée Rodin, qui se trouvent aplatis sous cette compartimentation certes correcte, mais d’un conventionnalisme qui n’a peut-être plus sa raison d’être. Fallait-il vraiment, pour attirer les foules, se montrer si méthodiquement pédagogique? Et puis, avait-on vraiment besoin d’autant d’ouvres pour assurer la rentabilité d’une entreprise par ailleurs d’autant plus coûteuse? On parle en effet d’un investissement d’un million. Quand on connaît l’état difficile des relations entre la direction et le personnel du Musée, dont une partie menaçait de faire la grève la semaine passée, de pareilles dépenses sont délicates.
Enfin, à un autre niveau d’attentes, outre la dimension canadienne, qui ressort clairement dans le catalogue, on peut se demander ce que cette exposition ajoute de significatif à la compréhension de Rodin, peut-être l’artiste le plus célébré et le plus étudié sur toute la planète. A ce titre, il eût peut-être été plus intéressant d’approfondir l’un ou l’autre des chapitres qu’esquisse seulement, et forcément, cette exposition: la danse, la photographie (passionnant!), le travail par assemblage de fragments. Ou encore la complexe question des nombreuses versions et des multiples, fondamentale chez Rodin (il existe par exemple seize versions du Penseur).
A titre d’exemple, le Philadelphia Museum of Art présentait récemment Rodin sous deux angles: ses liens avec Michel-Ange, et son travail sur les mains. On peut en imaginer des dizaines d’autres. Sans nuire aucunement aux compréhensibles impératifs de rentabilité auxquels font face les musées – vous dites Rodin et tout le monde accourt! -, ce type d’approche permet au moins de renouveler notre perception de cette ouvre qui en a besoin, figée qu’elle est sous ces clichés que l’on connaît tous, et à l’intérieur de ces grandes lignes que le Musée du Québec, en bon élève, s’est appliqué à souligner, soigneusement.
Ces réserves mises à part, ce serait dommage de bouder son plaisir, sans compter celui de cette part du public pour qui il s’agira d’une première initiation directe à cette ouvre exceptionnelle. A défaut de pouvoir sillonner le continent Rodin sous un angle nouveau, ou seulement d’en éprouver l’envoûtante turbulence, les visiteurs en auront au moins une vue panoramique, rare de ce côté-ci de l’Atlantique. Ce qui n’est pas rien, évidemment.
Rodin à Québec
Musée du Québec
jusqu’au 6 septembre