Alberto Giacometti : L'être et le néant
Arts visuels

Alberto Giacometti : L’être et le néant

ALBERTO GIACOMETTI a signé l’une des aventures plastiques les plus singulières et les plus riches du vingtième siècle. Le Musée des beaux-arts expose cet été plusieurs pièces fortes du sculpteur qui a le mieux représenté la dignité et la fragilité de la condition humaine.

Certaines ouvres emblématisent le vingtième siècle mieux que d’autres. L’urinoir intitulé Fontaine de Duchamp, Guernica de Picasso, l’emballage du Pont Neuf par Christo, Number 1 de Pollock, le portrait multiple de Marilyn Monroe par Warhol, TV Buddha de Nam June Paik. Ou encore, L’Homme qui marche, d’Alberto Giacometti. Tout comme les autres icônes incarnent un certain aspect du développement du siècle, à commencer ironiquement par son iconoclasme hyperbolique chez Duchamp, celle-ci résume à elle seule tout un chapitre de la condition moderne.

Cette ouvre phare se trouve actuellement au troisième étage du nouveau pavillon du Musée des beaux-arts, dans la dernière salle de l’exposition Alberto Giacometti, qui vient d’être inaugurée avec grand bruit. On y parvient comme on se rend aupoint d’arrivée d’un pèlerinage, au terme d’un parcours qui nous guide à travers l’une des aventures plastiques les plus singulières et les plus riches du siècle. Certaines des grandes modalités de l’art moderne y trouvent à tour de rôle une de leurs plus pures expressions: le cubisme, l’abstraction, le surréalisme, le réalisme. Mais c’est la philosophie existentialiste que l’art de Giacometti incarne par-dessus tout.
Réalisée en 1960, après plus d’une décennie de ces longues figures émaciées, dignes et souffrantes, aux pieds infiniment lourds, devenues la marque de commerce de l’artiste, L’Homme qui marche s’est imposée, au fil des commentaires, comme l’image plastique par excellence de l’existentialisme. L’équivalent tridimensionnel de L’Étranger de Camus, de La Nausée de Jean-Paul Sartre, d’En attendant Godot de Beckett. Le manifeste en bronze d’une humanité livrée à sa solitude, nue, décharnée, et marchant comme si elle n’avait rien d’autre à faire, au sortir d’Auschwitz, que d’aller dignement au-devant d’un destin à tout jamais blafard.

Ou encore, «vers un nouveau destin», selon Jean-Louis Prat, en l’occurrence le directeur de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, dépositaire du plus vaste ensemble d’ouvres de Giacometti, et à ce titre commissaire de l’exposition du MBAM. Dans le catalogue – malheureusement un peu mince – , Prat, qui titre sa présentation du travail de Giacometti, L’Espérance d’une vie nouvelle, souligne l’évidente dignité de cette figure certes solitaire, entourée de néant, mais «debout, face à l’espoir». Une perspective évidemment mieux adaptée, en cette aube d’un nouveau millénaire, que la lecture post-Hiroshima qu’on a déjà pu en faire.
Dans tous les cas, cette plasticité de l’ouvre de Giacometti, qui donne prise à des projections si différentes, en dit long sur l’extraordinaire densité de ce travail, que l’on peut vérifier dans chacune des salles de cette exposition remarquablement fournie en pièces fortes. Quand ce ne sont pas ses bustes de son frère Diego, ou ses Femmes de Venise, dramatiquement regroupées en une cohorte d’ombres, ou son Chien, qu’il disait une image de lui-même, ce sont ses portraits, dans lesquels Giacometti le peintre scrute les visages de ses proches à coups de pinceau rapides et obsessifs, comme s’il cherchait l’être derrière l’être. Rébarbative au premier regard, tant elle est grise et sombre, cette peinture qui est à rapprocher de celle d’un Francis Bacon finit lentement mais sûrement par vous gagner.

Objet d’innombrables célébrations et rétrospectives à travers le monde, l’ouvre de Giacometti n’avait jusqu’à présent jamais été au centre d’une manifestation d’une telle envergure au Canada. Ne fût-ce que pour cette raison, on ne saurait ne pas en profiter. Cette ouvre est colossale, et l’exposition du MBAM, bien appuyée sur la solide collection de la Fondation Maeght, le principal prêteur de l’exposition, en constitue une introduction valable. On appréciera grandement le fait que l’on n’ait pas séparé les sculptures des peintures et des dessins, à découvrir absolument. On appréciera également le design aéré de l’exposition, signé Paul Hunter, mettant en valeur l’angularité des sculptures de Giacometti, qui se donnent à voir de face ou bien de profil, comme ces sculptures océaniennes dont il s’inspire à ses débuts de toute évidence.

En revanche, on déplorera que le MBAM se soit une fois de plus rabattu sur la formule de la «rétrospective-hommage chronologique» par rapport à laquelle il a développé une expertise pas nécessairement enviable. Que l’on pense, ces dernières années, à Duane Hanson, à Joe Fafard, à George Segal, à Jacques Hurtubise, et à combien d’autres. D’accord, on peut comprendre que le MBAM devait se plier au flegme intellectuel de monsieur Prat s’il voulait seulement faire traverser l’Atlantique à un seul de ces bronzes. Mais on repassera pour ce qui est de redonner à cette ouvre toute son actualité, un peu obscurcie sous son vernis existentialiste. A titre d’exemple, on aurait pu souligner la fécondité rarement notée de Giacometti en regard de l’art contemporain. Louise Bourgeois, Kiki Smith, Lucien Freud, Barry Flanagan, pour n’en nommer que quelques-uns, lui doivent tant.

Quant à la voiture de luxe à l’entrée, eh bien, il semble qu’on s’y soit habitué depuis le scandale que cette pratique avait provoqué lors de l’exposition Michel-Ange. Et puis, ce n’est plus une Lexus, mais une Intrigue, d’Oldsmobile; compagnie qui finance la brochure remplaçant ici les panneaux didactiques, disparus. Sans blague, en cédant comme il le fait le cour de son appareil didactique aux bons soins d’un mécène par ailleurs fort généreux, le MBAM ne s’est pas arrangé pour rassurer ceux qu’inquiète la progressive invasion des institutions publiques par l’industrie corporative…

Quoi’qu’il en soit, l’ouvre est là, et elle transcende avec grâce et intensité ces petits irritants de la condition humaine et muséale. Et elle devrait également placer le MBAM en bonne position dans la course au plus grand nombre de visiteurs – les BBM des blockbusters… – qui oppose chaque été les grands musées, et qui s’annonce cette année très chaude, avec Rodin à Québec, et l’Institut Courteauld à Toronto. D’autant qu’en août, Montréal vise le doublé, avec l’arrivée des Nabis. A suivre.

Alberto Giacometti
Musée des beaux-arts
Jusqu’au 18 octobre
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