Dick Annegarn : Les cahiers de l'herbe
Arts visuels

Dick Annegarn : Les cahiers de l’herbe

«Une grande laideur est souvent plus intéressante qu’une grande beauté.» La phrase est attribuée à Rembrandt, portraitiste… qui éprouvait un plaisir particulier à dessiner les difformes, les ambigus, les étranges. Parions que s’il maniait la phrase au lieu du pinceau, Rembrandt se féliciterait d’avoir à brosser le portrait d’un personnage aussi pittoresque que l’est son compatriote hollandais DICK ANNEGARN.

Premier tableau: Bruxelles, les années 70. Sur fond de paysage bucolique en jachère, un grand blond, bigleux, d’à peine vingt-deux ans, né à La Haye en 52, délaisse ses jeunes études d’agronomie et entame (entre autres choses) une brève carrière d’auteur-compositeur-interprète. Un premier album, construit à l’artisan, sur des airs de guitare bluesée, met déjà en place quelques-uns des figurants majeurs d’un bestiaire fabuleux. Le nez bouché, avec d’impossibles accents et un timbre de voix très «noir», Dick Annegarn chante, à la première personne, les rêves d’animaux tristes, mals à l’aise, empêtrés dans le désir et les problèmes de la modernité. Oiseau, Bébé éléphant, Albert le merle noir aigri, autant de chansons marquantes qui, quoique désormais largement oubliées, s’avèrent dès qu’on les réécoute fondamentalement intemporelles. Souvenirs de jeunesse, avant d’aller plus loin, en début d’entrevue, Dick Annegarn, qui nous a beaucoup manqué, explique «bêtement» que cet usage de la métaphore ne fut pas qu’esthétique: «Une fois, j’ai chanté quelqu’un, elle se prénommait Michèle et depuis… c’est plus mon amie. Alors, en utilisant ces fabliaux cruels, on ne vexe personne et on peut quand même dire du mal des humains. C’est de la pudeur…»

Animal, on est mal!
Ce n’est pas tout, hormis les plumes, les ailes et l’ivoire de pachydermes dépressifs, lorsque cet authentique écologiste baba cool n’écoute pas pousser les fleurs (Transformation) ou chanter la terre (Quelle belle vallée), il sait accoucher d’un Bruxelles plus beau que celui de Brel. Il ne lui faudra donc qu’une poignée de chansons pour que toute une génération de «conscientisés» voit en lui un auteur-compositeur authentique, de la trempe des Le Forestier, Yves Simon et Renaud. Mais voilà, c’est peine perdue, il n’ira pas jusque-là.

Peu à peu le fossé se creuse entre ses convictions écologiques, sa nonchalance innée et le mode de vie qu’impose une carrière d’artiste à succès. Répudiant vertement le show-business, Annegarn quitte officiellement la scène en 1978. «Mes ambitions désormais ne seront que municipales», annonce-t-il, devant un petit parterre composé de cinq journalistes distraits. «Je voulais faire une farce terrible et cruelle contre le règne de la compétition, cesser de courir et retrouver ma liberté. Il est cocasse de constater que maintenant je rattrape tout ceux qui n’étaient pas venus à cette conférence de presse», ajoute-t-il, depuis son retour, taraudé par une presse qui le somme de s’expliquer sur les raisons de sa retraite.

Le bateau sobre
Avec un sens aigu de la communauté, durant les années 80, Annegarn, décroché des ivresses du showbiz, se consacre à quelques entreprises manuelles. Avec le petit pécule retenu sur quelques centaines de milliers d’albums, il s’achète une, puis deux péniches amarrées sur la Marne, près de Paris, qu’il mettra des siècles à rénover, afin de les transformer en lieu de commerce et de culture conviviale. Il y devient épicier ou, comme il le dit si bien: «Dépanneur en panne, marinier, concierge, ingénieur analphabète en apprentissage de différents corps de métier, je me coltinais aussi toute la délinquance juvénile du quartier.»

En 1980, du fond de son navire épicerie-culturelle «où on ne vend pas d’alcool», en compagnie de Robert Johnson, bluesman déchu devenu ferrailleur, Annegarn accouche de son plus bel album justement intitulé Ferraillages. «Steel guitar», «Bottleneck», les cordes d’acier grincent avec un réalisme sidérant, comme si paresseusement l’eau de la Marne allait mourir dans les sables du Mississippi. «J’avais rejoint la réalité de beaucoup de bluesman qui, de temps en temps, font des gigs et qui, par ailleurs, continuent à essayer de gagner de l’argent ailleurs. Robert récupérait des vieilles voitures, moi, je soudais. Ça a été fait avec des loulous (voyous) de la banlieue parisienne à la console», raconte Annegarn, au sujet de cette pièce maîtresse fabriquée avec les moyens du bord.

Plus qu’un pis-aller, cette manière de partager son temps entre le balai et la guitare restera pendant plus d’une décennie sa profession de foi artistique. «Il y a une alternative à l’artiste parfumé qui vit dans un tunnel professionnel. Autre chose que cette minorité d’artistes rock, handicapés sociaux qu’on prend pour modèles… Toutes les cultures peuvent générer des artistes qui vivent ailleurs que sous l’air conditionné, dans des hôtels de cow-boy. Les Anglais ont inventé un mot pour décrire cela: les Creds, c’est-à-dire les artistes crédibles qui ont une vie sociale conséquente, utile et qui sont actifs dans leur propre quartier.»

Là, la péniche rutilante reste à quai. Annegarn, après dix ans de vadrouille, veut larguer les amarres. Il faudrait ensuite la patience d’un détective d’Interpol pour suivre la trace de cet intellectuel errant qui va prendre le large, un bouquin de Nietzsche, admiré, sous le bras. «La péniche, ça commençait à tourner en rond. J’en avais marre des babas cool avec leurs treize enfants qui jettent la limonade sur les murs. Je faisais déjà fuir les clients, alors je les ai foutus dehors pour de bon. Et puis, j’avoue qu’on peut difficilement faire de la soudure et du picking de guitare subtil avec la même main.»

Voyageant à la manière de Guthrie et des hobos d’Amérique qui sautaient sur un train en marche, on verra Annegarn, fourmi ivre, en Éthiopie, au Cambodge, en Hongrie, en Tchécoslovaquie. Au Maroc, ses amis musiciens berbères lui ont offert un terrain. A bras d’homme, il s’y construit une maison. Maçon ou charpentier, partout, l’artiste fasciné par les musiques locales n’oublie pas de traquer quelque nouvelle émanation du blues. Cette «blue note» qui, un jour, a explosé dans sa tête. Qu’a-t-il rapporté de ces voyages initiatiques? Des ciments abstraits qui, un jour, souderont son chant et une intime conviction: «Il y a du blues partout… même dans la musique khmère.»

Entre-temps, le pèlerin ressasse son ouvre: de concerts à la sauvette en disques discrets, loin des réseaux officiels, il trouve tout de même le moyen de placer discrètement quelques disques sur les tablettes. De ce passé récent, on retiendra les épures très sobres de Chansons fleuve et son InéDick de 1992, auquel il demeure très attaché. Mais, est-ce le vent qui tourne? Son gros label des années 70 sort une précieuse compilation: 40 titres de 1996.

En vert du décor
«Jadis, je faisais partie d’une génération d’artistes droits-de-l’hommistes qui, comme Moïse sur la montagne, parlaient au peuple pour lui dire ce qu’il fallait qu’il pense. Était-ce convenable? Il existe maintenant bon nombre d’artistes plus modestes, dont je me sens désormais assez près. Ce qui nous caractérise, ce sont de fortes racines.»

Voici le dernier tableau. Au pas de l’oie, en vert écolo revampé par le grand Jean-Baptiste Mondino, «dans la pelouse et non dans l’herbe», Annegarn reprend du service en novembre 1997. Conjoncture favorable, entre Fersen, Baguian, Arthur H ou M. Chedid, dans l’ère de la chanson narrative poétique et leste, l’iconoclaste, «physiquement un peu cassé par des accidents de moto», tombe pour ainsi dire… bien. Au point de s’offrir le luxe, maquette sous le bras, de poser des questions à ceux, affiliés à la multinationale Warner, qui lui proposent de l’endisquer. «Je ne sollicitais plus rien. Alors, du haut de mes 46 ans, j’ai critiqué gentiment ces jeunes producteurs et je leur ai demandé s’ils avaient envie de faire autre chose que du court terme. J’ai eu l’impression qu’ils voulaient nous sortir de ces années de feu de paille et faire preuve d’un peu de patience. Mais attention! Ce sont des suppositions. Je ne connais pas la stratégie culturelle de Ted Turner, lance Annegarn, hilare. Suis-je parmi les alibis culturels de ceux qui font Madonna et Prince?, interroge-t-il. Moi, mon pays est étrange, c’est le pays des étrangers. Tant mieux si on nous permet de cultiver nos particularités sans avoir besoin de rejoindre cette grande moyenne qui plaît à tout le monde.»

Merci l’époque, Annegarn est bien là, quinzième album sous le bras, mais tête de jeune premier. Succès d’estime au Québec, Approche-toi fait état de la grande versatilité accumulée au fil des voyages (Les Tchèques, Rabbi Jesus) et ramène un blues qui, bien que clairsemé de cordes par l’arrangeur Joseph Racaille, reste toujours aussi limpide. Petites chansons délicates tristounettes et singulièrement naïves. Il pleut et Crépuscule sont de la trempe du Annegarn de toujours, tandis que C’est dans les rêves résonne comme Le Tombeau de Mallarmé («…Les hommes s’en vont vers d’autres horizons que la voie de leur ombre…») et que Travail trop cher, avec son scat désarmant, en s’éloignant de la nonchalance de la monodie, démontre une insolente aptitude de la part d’Annegarn à pondre de délicieux classiques.

«Ça fait quinze ans que j’avais fermé ma gueule», dira Annegarn, au faîte de la conversation. «J’aurais aussi bien pu continuer de la fermer mais, dans ce Québec qui m’a attiré si souvent, depuis le temps, je dois bien avoir quelque chose de plus à dire. Non? Je ne roule pas sur scène, je ne milite pas dans l’herbe, pas plus que dans l’alcool… La chanson, le spectacle, c’est un jeu. J’ai un faux ongle, quelques fausses dents, je commence à avoir un peu mal au pied. Bref, je joue avec des jouets un peu cassés. Mais Johnny Hallyday a bien une double arthrose et, comme le disait Barbara: "Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous." Eh!» y

Le 11 juillet
Au Parc de la francophonie