Images d’hommes : La loi du désir
Au-delà de l’imagerie homoérotique et de l’aspect docu-historique, le travail du photographe montréalais ALAN B. STONE représente une qualité esthétique hors du commun. Le Québec a son Doisneau gai.
Découvrir un artiste inconnu, qui plus est après sa mort, est une chose inespérée dans la vie d’un chercheur. Or, c’est pourtant ce qui est arrivé à Jean-François Larose, historien, philosophe, muséologue. Alors qu’il travaillait à un projet d’exposition sur le culturisme pour le Musée de la civilisation à Québec, on lui indique le nom d’un photographe – Alan B. Stone – qui aurait réalisé des clichés dans cette veine dans les années soixante, et dont les Archives gaies du Québec possèdent le fonds. Il y trouve bien quelques images sur la culture culturiste, mais ce qu’il découvre, surtout, c’est une ouvre photographique aussi unique qu’immense: 50 000 clichés!
«J’ai laissé tomber mon projet de départ, et je me suis dit, qu’il fallait mettre cet homme-là en valeur», explique Larose, qui a su convaincre l’Écomusée du fier monde, et le Centre d’histoire de Montréal, de se risquer à révéler quelques fragments de cette découverte pour ainsi dire unique dans les annales de la photographie au Québec. «Fréquemment, il arrive qu’on découvre, dans les fonds privés, des corpus d’images d’une certaine valeur. Mais rien de comparable. Avec Stone, c’est un oil nouveau qui apparaît. Je n’en ai vu aucun à ce jour qui ait autant d’humanité, autant de fraicheur.»
A l’Écomusée, donc, on peut voir actuellement le premier volet de cette découverte, consacré aux hommes (le second, qui sera présenté au Centre d’histoire dès janvier prochain, montrera des images de la métropole). Disposée tout autour du bassin central, l’exposition contient une centaine d’images, pour la plupart captées dans le vif, mais qui toutes ont pour sujet la beauté mâle, sous quelques-unes de ses incarnations les plus typées. Dans l’ordre: les sportifs, les scouts, les travailleurs, les culturistes, les cow-boys.
Peeping Tom rencontre les Village People? Dans un sens, oui, et on ne peut pas ne pas le remarquer. Mais la valeur de ces images, bien que tendues par le désir, va bien au-delà d’une caricaturale typologie de la fantasmatique gaie ou du journal d’un voyeur timide. Il y a là tout d’abord un intérêt documentaire extraordinaire. Ses photographies de scouts nous révèlent des pans méconnus de la vie dans la Belle Province durant les années cinquante. Son travail avec les culturistes témoigne de la place centrale qu’a occupée Montréal, avec la présence des frères Weider, dans le développement de cette mouvance. C’est Montréal, en effet, qui alimentait, en images, des revues américaines comme Face and Physique, à laquelle collaboraient Stone et quelques autres photographes locaux.
Mais il y a là aussi une qualité esthétique hors du commun. Certaines de ces images sont tout simplement transcendantes et semblent avoir cette capacité assez rare de venir s’imprégner durablement dans votre mémoire. «C’est quelqu’un qui a un sens très immédiat du cadrage, explique Larose. Des 50 000 clichés qu’il a réalisés, il n’y a pas beaucoup de ratés. S’il fallait le comparer à quelqu’un, ce serait à Doisneau. C’est un photographe de l’instant. Il a l’oil immédiat. Il a beaucoup travaillé dans la rue, ce qui correspondait bien à son tempérament. C’est un homme qui avait une capacité d’approcher les autres sans leur faire peur. Il y a peu de mise en scène dans ses images.»
Une exception, les photographies de culturistes, où Stone, sous le couvert de la commande commerciale, laisse s’exprimer son amour du corps masculin stylisé. Un amour qui reste toutefois pudique, à l’image du photographe, simple, modeste, un peu renfermé, et qui ne s’est jamais perçu comme un artiste faisant ouvre, et n’a jamais cherché à montrer son travail. Stone souffrait également d’une maladie arthritique qui le rendait particulièrement fragile et vulnérable (il a fini par en mourir, en 1992, à l’âge de 64 ans). Aussi il n’avait pas avec ses modèles les relations que l’on serait tenté d’imaginer. Au contraire, comme l’a découvert Larose en parcourant sa correspondance, il avait tendance à les aider, dans leurs décisions, leurs carrières, leurs amours.
«C’est un homme des années cinquante, qui avait beaucoup d’audace pour cette période, mais beaucoup de retenue également. S’il était amoureux de ces hommes, il en était aussi profondément respectueux», poursuit Larose, bouleversé par la tendresse que dégagent ces images. Je l’ai été également. Il y a là des images extraordinaires, dans lesquelles Stone touche avec une grâce exceptionnelle à la fugace beauté de l’homme. Les photographies prises dans l’Ouest, notamment, montrant ces cow-boys absorbés au milieu de leurs rites, sont tout simplement remarquables.
Selon Jean-François Larose, il ne fait aucun doute qu’Alan B. Stone mérite sa place dans l’histoire de la photographie, au Québec et au monde, carrément, par ce regard plein de fraîcheur et d’humanité qu’il pose sur la jeunesse. Mais il semble que ce n’était pas partagé par le Conseil des arts du Canada ou les autres organismes subventionnaires, qui ont tous refusé de subventionner cette exposition. Une erreur de jugement d’autant plus regrettable que cette exposition s’inscrit parfaitement dans le mandat de l’Écomusée, qui a pour mission de témoigner de la vie du quartier Centre-Sud, où réside une importante communauté gaie… A voir absolument, de toute façon.
Alan B. Stone. Images d’hommes
Écomusée du fier monde
jusqu’au 6 septembre