C’est connu, les musées ne restituent pas la vie telle qu’elle fut, ils la trafiquent continuellement. Prenez Pierre Bonnard et Alexsander Rodchenko, par exemple. Bien que contemporains, malgré une certaine différence d’âge, ils ne se sont jamais rencontrés. Tout les séparait. Or, voilà que par un concours de circonstances du genre dont la vie des musées est tissée, ils se retrouvent ensemble, le temps d’une rétrospective au Museum of Modern Art de New York, qui leur réserve à chacun, depuis la fin juin, l’une de ses grandes suites de salles d’expositions temporaires. Ses considérations étaient peut-être bien plus triviales que cela, mais le MOMA aurait voulu forcer le récit de l’histoire de l’art moderne jusqu’à ses limites les plus radicales, qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
Dans un coin de la scène – au rez-de-chaussée -, parlant le russe révolutionnaire, l’artiste en constructeur d’une société nouvelle, engagé avec d’autres à redessiner le cours de l’art et du quotidien. Dans l’autre coin, au sous-sol, un petit-bourgeois taciturne, jaloux de sa palette impressionniste, qui n’en a que pour «la petite vibration» de la lumière quand elle passe sur le pot de fleurs ou sur sa femme nue – ou est-ce sa maîtresse – qui ne semble d’ailleurs affectionner que deux lieux, la cuisine et la baignoire. L’engagement politique de l’art ou son retrait dans la sphère du privé. La modernité critique en progrès ou la recherche sans âge, pour ne pas dire anachronique, de la vérité en peinture. La transgression de toutes les catégories ou le respect obstiné de la tradition.
On ne devrait pas avoir à comparer deux conceptions de l’art aussi antinomiques, ni juger Bonnard à l’aune de Rodchenko, ou vice-versa. Mais pour peu que vous visitiez les deux expositions l’une à la suite de l’autre, la comparaison vient automatiquement à l’esprit, avec une clarté didactique hors du commun. Et elle ne tourne pas nécessairement à l’avantage de Bonnard, surtout si vous commettez l’erreur, comme je l’ai fait, de vous le «réserver» pour la fin. Bonnard, dont j’ai pourtant admiré l’ouvre à maintes occasions, et notamment lors de la tenue de cette même exposition plus tôt cette année à la Tate Gallery de Londres, qui en est le coprésentateur, ne fait tout simplement pas le poids. Pas dans ce contexte en tout cas.
Il faut dire que l’organisation de l’exposition par thèmes n’avantage pas le pauvre Bonnard, qui ne demandait que de pouvoir continuer à peindre… Après la première et fascinante période nabi – mouvement auquel le Musée des beaux-arts de Montréal consacrera très prochainement une grande exposition -, on a droit à une restrictive et répétitive enfilade de lieux communs de la peinture francaise: les intérieurs ensoleillés, les paysages ensoleillés, les pots de fleurs, la femme nue dans sa baignoire, la femme nue s’essuyant à contre-jour, les autoportraits… Compartimentée de la sorte, et vue en accéléré, l’ouvre de Bonnard apparaît d’une désolante ténuité, esthétique, idéologique, plastique. Du sous-Matisse. Du Renoir ou du Pissaro de deuxième génération. Et ce, malgré ses moments de grâce, trop peu nombreux, mais tout de même puissants, où la peinture semble fusionner et annoncer, en secret, l’implosion d’une Joan Mitchell.
A l’opposé, on arrive à la dernière des quelque trois cents pièces que contient l’exposition de Rodchenko, la première rétrospective de cet artiste en sol nord-américain, et on en redemande. Une bonne part du siècle se trouve là. L’abstraction – en 1921, Rodchenko compose des monochromes bleus, rouges et jaunes -, l’interdisciplinarité, l’engagement révolutionnaire, la transgression des barrières entre l’art et le design, la redéfinition du rôle de l’artiste en une sorte d’ingénieur de l’esprit. Rodchenko touche à toutes les disciplines avec un égal bonheur, peinture, photographie, publicité, design. Tout, jusqu’aux boutons de manchettes qu’il fabrique pour le compte de la ligne aérienne d’État Dobrolet, porte la marque de sa singulière inventivité. On aura beau éprouver une certaine hésitation devant sa ferveur révolutionnaire, que même Staline n’a pu faire faillir, on aura beau également déplorer le point de vue un peu trop formalisant de cette rétrospective, qui fait également peu cas de la nature collective du constructivisme, on ressort de là avec le sentiment trop rare que l’art est nécessaire.
Alexsander Rodchenko
Jusqu’au 6 octobre
Pierre Bonnard
Jusqu’au 13 octobre
Au Museum of Modern Art
Prix Hugo Boss
Avec Charles Ray et Andrew Wyeth au Whitney, Chaim Soutine et George Segal au Jewish Museum, et les motocyclettes au Guggenheim uptown, la saison estivale du New York des musées présente son lot habituel de points d’intérêt, auquel s’ajoute, cet été pour la deuxième fois, la présentation des finalistes du prix Hugo Boss, au Guggenheim Soho. Inauguré en 1996, ce prix biennal, assorti d’une bourse de 50 000 $, entend récompenser, à l’échelle internationale, les artistes ayant «apporté une contribution décisive à l’avancement de l’art contemporain». En 1996, ce fut l’Américain Matthew Barney. Cette année, c’est l’Écossais Douglas Gordon.
Contre toute attente et au risque de discréditer sérieusement ce prix. Car il n’y a vraiment qu’une seule artiste qui méritait de gagner, et c’est la Suissesse Pipilotti Rist. Pas parce qu’elle est la coqueluche de l’heure dans le circuit des grandes biennales. Mais tout simplement parce que son travail est transcendant, hors norme, si peu prévisible et si génialement inspiré. Son installation vidéo – ou est-ce tout simplement un vidéoclip immense et très peu conventionnel – intitulée Sip my Ocean, sur l’air de Wicked Games de Chris Isaak, qu’elle rechante de sa voix cassée, vaut à elle seule le voyage à New York. Ou ailleurs. Ou au bout du monde. C’est d’un lyrisme indescriptiblement enivrant, qui vous colle au plancher bien plus que les huit minutes que dure la boucle, et qui vous met sens dessus dessous. A PS1, qui vient de compléter avec brio sa réinstallation, dans Queens, la même Rist vole encore la vedette, cette fois-ci avec une minuscule installation vidéo dissimulée dans les fentes du vieux plancher de bois, dans laquelle elle vous interpelle du fond de son décor de flammes. Inimitable.
Guggenheim Soho
Jusqu’au 20 septembre