La scène des arts visuels a été le théâtre, il y a peu, de l’un de ses rares canulars. Chong W Oui, étudiant à l’Université Concordia, a distribué des cartons d’invitation et placardé des affiches (pornographiques) annonçant une performance – Serious Farce – à la galerie d’art Leonard & Bina Ellen… au jour et à l’heure prévus du vernissage de l’exposition de Brigitte Radecki. Les quelques personnes bernées se sont sans doute demandé laquelle des deux farces était la pire: le vernissage que l’étudiant entendait dénoncer, ou le canular lui-même.
L’événement serait anecdotique – d’un genre maintenant convenu, bien que tout à fait normal, dans une école de beaux-arts – s’il ne formait lui-même un étrange et révélateur écho à l’exposition de Brigitte Radecki qui, à sa façon – malgré des apparences plus sages -, adresse, et de l’intérieur, une critique au système des beaux-arts. A un tout autre niveau que celui de Chong W Oui, le travail de Brigitte Radecki en est aussi un de contestation. La sienne, cependant, ne vise pas tant la réalité sociologique du milieu de l’art contemporain que la mythologie moderniste sur laquelle elle repose.
Par le recours à la citation trafiquée de tableaux abstraits célèbres, par l’inclusion de tableaux typiquement Radecki, enfin par l’addition sur les murs de textes tirés d’un roman de Nathanael West, Miss Lonelyhearts, qui donne son titre à l’exposition, Radecki compose un ensemble polyphonique aussi complexe qu’élégant. Un des niveaux de sens, bien sûr, mais pas le seul, c’est cette critique articulée – peut-être la part la plus universitaire de cette démarche – de certains des cultes de la modernité: l’expression de soi et le formalisme.
L’amateur le moindrement au courant de l’histoire de la peinture abstraite ne pourra manquer de reconnaître, ici un Malevich, là un Franz Kline, ou encore un Cy Twombly, mais trafiqués. Le carré rouge du Malevich, par exemple, est ponctué de petites têtes d’épingle, signifiant de toute évidence – tout comme l’insertion des «tableaux-signatures» de Radecki – une relecture au féminin d’un récit moderniste qui a fait peu de place aux femmes. Les textes viennent par ailleurs «déformaliser» toute cette abstraction, lui conférant une charge évocatrice que le récit moderniste ne lui reconnaît pas.
La critique du modernisme n’est pas nouvelle. Quant au point de vue particulier qu’adopte Radecki, celui d’une revendication féministe de la subjectivité, il n’est pas nouveau non plus, comme le souligne d’ailleurs Lynn Beavis dans le catalogue de l’exposition. Mais de toute façon, il y a autre chose ici. Il y a une expérience plastique intense, et c’est là que tout cela prend sens, dans la subtile dissolution des identités qu’elle provoque.
Perdu dans ce jeu de miroirs, d’échos, de textes, au milieu de ces abstractions si denses, quelque chose finit par se brouiller. Les concepts se dissolvent, les catégories se renversent, les toiles semblent animées d’une étrange fluidité. C’est là que Radecki nous gagne véritablement, passé le seuil de la théorie, là où son art semble rejoindre de singulières profondeurs. Où il est question d’opacité, de transparence, de désir et d’absolution, de trous noirs et de murs de lumières, de signes tracés sur des surfaces mouvantes.
L’art de Brigitte Radecki se complexifie et se raffine. Depuis son retour à la peinture après des années de sculpture et d’installation, l’artiste montréalaise d’origine allemande, qui vient de profiter d’un séjour à Banff, semble enfin en mesure d’unifier toutes les composantes de son art. Plusieurs des pièces, ou des séries, rassemblées ici avaient en effet déjà été exposées ailleurs. Voilà que leur convergence leur donne une dimension nouvelle. Brigitte Radecki y prend la pleine mesure de sa force.
Jusqu’au 5 septembre
Galerie Leonard et Bina Ellen