Arts visuels

Keith Haring : L’art de tous les dangers

Près de dix ans après sa mort, KEITH HARING demeure toujours aussi subversif. A travers ses représentations ludiques de la sexualité, de la mort, et du pouvoir, le peintre new-yorkais est devenu un symbole – et un martyr?- de son époque.

Après plusieurs grandes villes d’Amérique du Nord dont New York, San Francisco et Toronto, le Musée des beaux-arts de Montréal met à l’affiche une exposition retraçant la carrière de l’artiste Keith Haring, mort en 1990 du sida.

Keith Haring est devenu, dans les années quatre-vingt, une grande vedette du monde de l’art. En 1985, le Musée d’art contemporain de Bordeaux avait déjà consacré son travail par une rétrospective de ses ouvres. Ce graffitiste’avait alors que 27 ans. A l’époque, plus d’un critique s’était élevé contre cette reconnaissance presque instantanée du milieu de l’art. En quoi cette ouvre en apparence aussi enfantine et simple, nourrie de télévision et de logos publicitaires, était-elle si remarquable? Haring n’était d’ailleurs pas, à l’époque, le seul à obtenir un succès aussi foudroyant: Jean-Michel Basquiat aux États-Unis, François Boisrond et Jean-Charles Blais en France s’étaient vus propulsés, eux aussi en quelques années (voire quelques mois), à l’avant de la scène artistique internationale, sans qu’ils en réalisent toujours les raisons profondes…

Aux États-Unis, c’était l’ère Reagan. L’argent, dans certains milieux (dont celui de la Bourse), se gagnait rapidement. Cet argent, il fallait très vite le réinvestir dans des placements un peu plus sûrs. En 1987, le tableau Les Iris, de Van Gogh, s’achetait pour près de 54 millions de dollars (américains). On investissait aussi dans les artistes contemporains. Plus d’un artiste a profité de cette manne. Plus d’un en a payé le prix par la suite. Pensons à Sandro Chia qui a vu sa cote tomber, du jour au lendemain, quand les collectionneurs Saatchi décidèrent de ne plus croire en son travail.

Alors, comment l’art de Haring a-t-il survécu à tout cela?

Derrière sa récupération et sa commercialisation par le marché, son travail, bien souvent méprisé par certaines élites artistiques, cache une attitude bien plus politisée qu’on n’a pu le dire. La fondation Haring et le Whitney Museum, organisateurs de cette rétrospective (réunissant plus d’une centaine d’ouvres), ont réussi à montrer la pertinence d’une telle production. Sans la banaliser. En lui redonnant sa force critique, que l’on avait un peu trop oubliée. Et en ne gommant pas ses contradictions.

On aurait aussi pu craindre que la fondation, créée par cet artiste quelques mois avant sa mort, tente de rendre plus présentable son ouvre. On aurait pu s’attendre à ce que le Musée, poussé par le désir d’avoir un public familial, aseptise certaines propositions de cette ouvre. Rappelons-nous d’Objectif corps, présentée au même endroit, en 1997, où l’on avait passé sous silence l’usage plus subversif et pornographique de la photo de Robert Mapplethorpe…

Ce graffiteur a élaboré son travail dans la rue, à partir d’elle et en s’inspirant de la faune underground des bars gais branchés. Et, heureusement (au prix d’un avertissement à l’entrée de l’expo), le Musée présente, avec insistance, ces ouvres où la vie sexuelle (en majorité gaie) est explicitement affichée. Cesdites ouvres montrent toute une série de thèmes et de figures, reliés à la sexualité (d’une manière ou d’une autre), et rarement évoqués en art. Cela va de la représentation d’accouchements jusqu’à la description explicite de pratiques sexuelles diverses telles que la pénétration anale, la fellation, la masturbation… Sexes en érection, corps empilés, vulves entrouvertes sont au cour du travail de Haring.

Et cela, depuis le début. Il suffit pour s’en convaincre de regarder, dans la première salle, un dessin Sans titre de 1979. Signé «for Kenny, Love, Keith», il est composé d’un motif de sexes masculins. Si cela passe plus facilement que les photos de Mapplethorpe, c’est que le travail de Haring est comme un cheval de Troie. Se servant d’une esthétique de bande dessinée à connotation enfantine, Haring explore des sujets tabous tout en nous séduisant. Voilà pourquoi son travail est toujours aussi pertinent.

Cet artiste a su jouer sur plusieurs tableaux. Comme nous le montre clairement cette exposition, il a commencé sa carrière en faisant des graffiti dans le métro et dans les rues de New York. C’est aussi là qu’il l’a souvent poursuivie. Haring a toujours été assez intelligent pour être à la fois dans le milieu de l’art (et pas qu’un peu) et en même temps en dehors de celui-ci. Dans une entrevue accordée, en 1984, à la revue Artefactum il confiait: «J’ai pensé à ne plus réaliser aucune peinture et à ne travailler que dans la rue, mais je persiste à vouloir qu’il y ait une trace après mon passage. J’aime multiplier simultanément mes activités: dans la rue, dans une galerie et dans un musée. […] Si je ne faisais que des peintures dans une galerie, je serais probablement frustré.» Il a ainsi réussi à protéger son travail d’une image monolithique.

L’ouverture, en 1986, de la Pop Shop, son magasin où il vendait des objets portant sa marque, était elle aussi une tentative (plus ou moins réussie) pour court-circuiter le marché habituel et l’emprise exercée par une élite riche sur les ouvres d’art. Permettre à tous et chacun de s’approprier un morceau d’art se voulait, à l’époque, une démocratisation et une destruction du bon goût artistique jusqu’alors réservé à ceux qui hantaient les musées. La présence à l’entrée de l’exposition d’une boutique de cadeaux est, ici, de l’ordre de la nécessité. Vous pourrez y acheter des posters, des t-shirts, mais aussi des coussins en plastique et des bavettes pour bébé…

Paradoxalement, Haring était, en même temps, une vedette des bars et du jet-set international. On nous le rappelle ici par une salle aménagée (avec brio, comme le reste de l’exposition, par Paul Hunter) comme une discothèque, avec boule en miroir au plafond, musique et clip de Grace Jones, auquel Haring a participé. Un autre vidéo nous le montre dansant au Paradise Garage, une boîte branchée de Manhattan. On y présente aussi toute une série de polaroïds de célébrités qu’il a photographiées: Burroughs, Dolly Parton, Boy George, Andy Warhol, Madonna…

Mais ce peintre a aussi fait des affiches pour des manifestations ou pour sensibiliser la population à certaines causes: l’apartheid, le sida… Dans les dernières salles du musée, on peut en voir des exemples. Cependant pas autant et aussi clairement qu’il aurait fallu le faire. On aurait aimé, par exemple, que cette ouvre représentant un noir, en laisse, se libérant d’un Blanc soit clairement identifiée comme ayant servi pour une affiche contre l’apartheid (et pas simplement par la présence d’un petit macaron dans une vitrine). Cet aspect essentiel du travail de Haring est fort bien expliqué dans l’excellent site Internet qui lui est consacré (http://www.haring.com/). La fondation Haring a-t-elle eu peur d’une redite?

Cette exposition est complétée par deux conférences. Leurs titres promettent, eux aussi, de redonner à cette ouvre sa force critique: l’une de Thérèse Saint-Gelais (adjointe à la rédaction à la revue Parachute), «Keith Haring: l’artiste vandale», sera présentée le 18 novembre; l’autre de Robert Gifford (professeur à l’Université Concordia), «Life, Art, Sex and Keith Haring», se donnera le 25 novembre. Cette dernière conférence est accompagnée (comme l’expo) d’un avertissement nous informant de la présentation d’images «sexuelles explicites d’homo-érotisme». Le public de la fin des années quatre-vingt-dix, post-féministe, post-révolution gaie, est-il aussi fragile que les musées semblent encore le croire? Comme quoi l’ouvre de Haring reste toujours subversive.y

Au Musée des beaux-arts
Jusqu’au 10 janvier