Entre corps et âme : Le corps réinventé
Arts visuels

Entre corps et âme : Le corps réinventé

A travers deux expositions et une trentaine d’ouvres, seize artistes montrent comment, maintenant, à la fin du XXe siècle, on peut encore espérer transcender le corps, sans tomber dans la religiosité de l’âme. Une idée intéressante. Mais tellement vaste.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour leur première collaboration, la galerie d’art Leonard & Bina Ellen, de l’Université Concordia, et la galerie Liane et Danny Taran, du Centre des arts Saidye Bronfman, ont trouvé un sujet bien ambitieux. Les deux commissaires Karen Antaki et David Liss ont choisi, pour cette exposition, un titre à l’image de sa nature bicéphale: Entre corps et âme. L’articulation de ces deux concepts l’un sur l’autre est potentiellement très riche.

Seize artistes (à travers une trentaine d’ouvres) y montrent comment, maintenant, à la fin du XXe siècle, on peut encore espérer transcender le corps, trouver en lui une valeur supérieure, sans pour autant tomber à nouveau dans la religiosité de l’âme. C’est une idée extrêmement intéressante mais bien vaste. On aurait aimé, dans le parcours de l’exposition, la présence de sous-titres permettant des regroupements et mettant en évidence des pistes de lecture plus aisée. Un panneau de présentation, plus explicatif que la feuille remise à l’entrée, aurait été absolument nécessaire.

Certains artistes ont porté leur réflexion sur le corps vivant; d’autres, au contraire, travaillent sur une symbolique de la mort. Parmi les artistes les plus intéressants, remarquons le photographe Robert Flack (décédé en 1993) qui montre des corps merveilleux. Dans certaines de ses ouvres (Chakra series), on voit des parties de corps sur lesquelles se superposent des formes, presque comme des tatouages. L’organisme n’est pas vu ici comme simplement naturel. Flack nous dit comment il faut savoir se l’approprier, lui inventer des usages, des points d’énergie, le marquer parfois, pour en faire autre chose. Flack a rêvé d’un corps réinventé. Dans Empowerment series, le corps devient radieux, comme animé d’une énergie nouvelle. C’est visuellement très riche.

Les photos d’Angela Grauerholz prennent ici un sens légèrement différent, beaucoup moins plongées dans une atmosphère ancienne. Elles aussi semblent vouloir capter l’énergie psychologique (et même spirituelle) des personnes photographiées. Le flou, dans cette série de portraits (de 1984-85), nous dit un corps vivant dont la vitalité dépasse les limites de sa propre chair.
Quant à l’ouvre de Magdalen Celestino (Articles of the Disembodied), elle est faite de latex et semble constituée de moulages d’os retournés sur eux-mêmes, comme une chaussette. Mais cela pourrait aussi bien ressembler à du gras de poulet, à des masques monstrueux ou à des formes phalliques… La matière devient ici âme, se refusant à toute identification ou définition absolues. Mais pour finalement devenir son contraire. Elle doit passer alors par quelque chose d’innommable (dans les deux sens du terme), de repoussant, car inqualifiable. On peut ressentir, devant des ossements, un sentiment d’étrangeté. Est-ce bien de cela que nous sommes faits? Inquiétant.

Très intéressante est aussi Nostalgia, de Karilee Fuglem. Des formes en plastique mou transparent faisant penser à des méduses ou à des fantômes bougent en faisant un petit bruit. Le travail de Celestino, qui lui est attenant, évoque, lui aussi, le travail d’Eva Hesse sur l’organique et sur des formes indéterminées. Tout comme l’extraordinaire Glass Dress (1993-1998) d’Aganetha Dyck, faite de cire d’abeille. C’est un peu dans l’esprit de la robe de viande (Vanitas) de Sterback, mais en négatif. Ici, on ne montre pas le corps comme en train de se défaire, mais plutôt l’image identitaire comme une lente construction digne du travail des abeilles. Little Black Dress #2, de Cathy Daley, mesure quatre mètres et demi de long, et transforme la robe noire B.C.B.G. en un linceul. Trop littéral, mais efficace malgré tout. Beaucoup moins troublants sont ses dessins de corps. On y retrace un style semblable à celui de Betty Goodwyn sans qu’il y ait une réécriture de celui-ci.

Sylvia Safdie, dans Earth Marks Series II, tente de renouveler la technique de la peinture et représente des corps en utilisant de l’huile et de la terre comme pigments. On a la sensation d’une sacralisation des éléments terrestres. L’expression «mettre un corps en terre» y trouve tout son sens. Il s’agit d’une peinture comme on n’en voit pas souvent. Quant à la série Hourglass, de Barbara Steinman, elle semble faible avec ses formes de sablier un peu simples. On lui préférera sans le moindre doute Metronome, où des battements cardiaques émis par des haut-parleurs sont mis en relation avec un tracé de sismographe.

Dance de Tim Whiten montre des fragments de dalles de tombeaux gravés, ce qui n’est pas sans évoquer une danse macabre animée par des squelettes qui jouent de la musique. Un peu effrayant. Pour conclure, signalons Hypnos Between Two Places, de Sarah Stevenson, constituée d’une gigantesque moustiquaire noire tendue sur une structure de plastique. Cette artiste nous montre que la véritable limite aux possibilités de réappropriation et réécriture du corps, vivant ou mort, réside en l’humain. Pour Stevenson, l’esprit réveillé n’arrive pas à sortir le corps du sommeil. Cette forme noire étrangement informe désigne le poids immatériel des limites (sociales et intériorisées) imposé à une possible nouvelle prise de possession de nos êtres.

Jusqu’au 18 décembre
Galerie d’art Leonard & Bina Ellen
Galerie Liane et Danny Taran

Machine à penser
La galerie de l’UQAM inaugure une nouvelle formule. Il s’agit de faire organiser une première exposition, en tant que commissaire, à un historien, à un théoricien ou même à un critique d’art… De quoi tester le proverbe qui dit que si la critique est aisée…
C’est Bernard Lamarche, du Devoir, qui a l’honneur d’inaugurer cette nouvelle formule. Son exposition s’intitule Machines. Elle comporte des créations de Martin Boisseau, Michel de Broin, Robert Saucier, Claire Savoie, ainsi qu’un essai plastique de Bernard Lamarche lui-même. Dans un prolongement des idées de Duchamp et de Kafka, ces ouvres parlent de machines «incapables de produire autre chose que leur propre vulnérabilité». On remarquera en particulier l’ouvre de de Broin, Contre-révolution, où la technologie est présentée d’une manière ironique: deux moteurs reliés à tout un réseau de fils électriques ne servent en fait qu’à faire tourner à vide un tuyau en caoutchouc.
Jusqu’au 28 novembre, à la galerie de l’UQAM

En revenant de Paris
Vous avez jusqu’à samedi seulement pour aller voir l’exposition de Louise Robert intitulée «quand où». C’est à la galerie Christiane Chassay, seule représentante du Québec à la FIAC (Foire internationale d’art contemporain), à Paris, en octobre dernier. Robert continue ce travail où peinture et morceaux de textes se rencontrent. Le texte ici ne se veut pas une description plus fidèle du monde. Bien au contraire. Quoique, parfois, cela donne l’impression de frôler, un peu, le lyrisme. A remarquer, l’ouvre Souvenez-vous vous vraiment. Là, une mise en abyme d’un tableau vient nous parler du souvenir et du doute (par exemple, celui du peintre qui écrit: «Je ne sais pas peindre.»). L’écriture fragmentée (qui surgit ici et là comme des réminiscences) est pour la peinture de Robert un sujet tout à fait adéquat (et sous-tend toute sa recherche artistique). La souvenance est dans son travail, toujours morcelée, plongée dans des zones floues. Ce vide dans certaines parties des tableaux de Robert est comme le signe d’une dépossession, d’un espace qui se dérobe. Peut-on se permettre une lecture plus politique de ce tableau? A cette question (claire), il nous faut répondre un «oui» (sans équivoque). «Je me souviens» est bien sûr la devise du Québec. En écho, le «I don’t care», écrit dans ce tableau, donne un ton plus fort et plus troublant aux ouvres de cette peintre qui a de la mémoire. Jusqu’au 21 novembre, à la galerie Christiane Chassay