Fragments critiques : Le corps du sujet
Directrice de la revue Parachute, fondatrice du Festival de la nouvelle danse, CHANTAL PONTBRIAND occupe une place importante dans le milieu culturel québécois. Mais on connaît moins bien son travail d’historienne et de critique d’art. Fragments critiques vient combler ce manque.
Depuis au moins 20 ans, le milieu de l’art contemporain et des communications tient un discours apocalyptique sur la fin du monde réel, la victoire du virtuel et de l’immatériel. D’ailleurs, le philosophe Lyotard a été invité à Beaubourg (en 1985) pour monter une exposition intitulée Les Immatériaux. Depuis, on nous prédit régulièrement la fin de la matière, des objets et du corps. Pourtant le corps a résisté. En fait, en art, il a toujours été là comme question essentielle même si on nous avait annoncé sa disparition.
Dans Fragments critiques (1978-1998) (aux prestigieuses Éditions Jacqueline Chambon), Chantal Pontbriand, directrice de la revue Parachute, publie dix-neuf textes couvrant vingt ans d’écriture en art contemporain. Malgré des sujets bien différents, l’ensemble des articles offre une continuité de réflexion sur la persistance du corps en art. Ces textes (certains inédits, d’autres parus dans Jeu, Parkett, Parachute…) permettent une analyse des différents usages du corps dans l’art contemporain en tenant aussi compte de la présence du spectateur.
Dans ce livre, figurent des textes sur la performance (dont un particulièrement important de 1979); d’autres, sur la danse (Pontbriand est la fondatrice du Festival international de nouvelle danse) avec des entrevues avec Yvonne Rainer et avec Édouard Lock; d’autres encore sur le théâtre et la sexualité, le théâtre et l’érotisme (chez Richard Foreman)… Pontbriand s’interroge toujours sur les moyens qui font qu’une ouvre dépasse le trompe-l’oil, l’illusion, la présentation froide. Elle se préoccupe des moyens qui permettent à l’art de revenir au «ici et maintenant» du monde. Ses textes tentent de retrouver «l’étonnement ou, selon l’expression de Walter Benjamin, le choc» produit par l’art.
En fait, ce type de question, qui conteste la désincarnation, concerne le politique (au sens large du terme). Catherine Millet, directrice de la revue française Art Press, disait, lors de son dernier séjour à Montréal, que depuis les années quatre-vingt la critique ne s’intéresse plus à des questions politiques. Pontbriand reformule cette question du politique en une réflexion plus concrète sur les conduites et les représentations du corps;, bref sur les règles éthiques.
Ce type de réflexion pourrait sembler bien aride; mais il ne l’est pas. Car, justement, l’auteure définit cette éthique non pas d’une manière morale mais (en s’inspirant des Grecs) comme «une recherche du bonheur». Là est une des clés de l’attrait de ce livre. Fidèle à certains idéaux des années soixante-dix, Pontbriand reprend un questionnement sur l’art où l’authenticité de la vie est primordiale.
Au Québec, il y a eu quelques ouvrages qui ont marqué le milieu de l’art. Nous avons tous encore à l’esprit Vedute (publié en 1987) de l’extraordinaire René Payant. Il y a eu aussi Performance Text(e)s & documents édité d’ailleurs par Parachute, en 1981. Et quelques autres… Il est trop tôt pour dire si Fragments critiques marquera aussi fortement notre mémoire. Chose certaine, ce livre de Pontbriand peut, dès maintenant, être considéré comme une publication d’une grande importance en art contemporain. Et il se place, heureusement, à contre-courant d’une certaine critique d’art américaine (pensons à Michael Fried et compagnie) trop aseptisée et puritaine.
Fragments critiques (1978-1998)
de Chantal Pontbriand
Éd. Jacqueline Chambon, 1998, 283 p.
Intelligence artificielle
David Rokeby, artiste torontois à la fine pointe des recherches en installations et technologies interactives, présente, à la galerie Oboro, The Giver of Names. Voilà une ouvre bien amusante. Le spectateur est convié à choisir parmi toute une série d’objets placés sur le sol (des casseroles, une théière, des jouets pour enfants…) et à les offrir (à décoder et à reconnaître) à un ordinateur, par le biais d’une caméra vidéo. Le système informatique produit alors sur un écran témoin, à partir de ces objets choisis, un texte (en un anglais plutôt poétique) lu par une voix informatisée (semblable à celle du physicien Stephen Hawkins!?!). Un programme traduit tout cela en français (avec encore plus d’étrangetés). Cela fait tout de suite penser aux dadaïstes, à Tristan Tzara et au cadavre exquis (qui, comme on le sait, était un processus de création consistant à mettre des mots dans un chapeau et à les tirer au hasard). Le but est bien sûr de renouveler le langage et de sortir des expressions et formules discursives habituelles. Ce processus évoque (ne serait-ce que par le titre) la Bible et Adam en train de nommer les différentes créations que Dieu soumettait à son regard. Le spectateur peut bien sûr se sentir puissant et émerveillé. Comme lorsqu’on entend un enfant parler pour les premières fois, c’est fascinant au début, drôle parfois (à cause des inventions langagières produites), mais vite un peu ennuyeux. Ce balbutiement langagier n’est pourtant pas dénué de créativité… Ce n’est certainement pas la meilleure installation interactive de Rokeby. Pourtant, on devra absolument aller voir The Giver of Names, la démarche créatrice de cet artiste étant l’une des plus originales dans ce domaine. Jusqu’au 12 décembre, à la galerie Oboro.
Culture artistique
Il faut aller voir la Chambre des cultures d’Annie Thibault. La galerie Skol a été presque transformée en un laboratoire (où d’ailleurs les ouvres présentées ont été conçues). On peut y voir des tables d’observation sur lesquelles des flacons scellés, ressemblant à des éprouvettes aux formes bizarroïdes, contiennent («retiennent» serait peut être le mot juste) des «moisissures, des bactéries, des champignons microscopiques, des levures et autres micro-organismes»… Pour une fois on n’aura pas besoin de prier le spectateur de ne rien toucher. C’est un peu dégoûtant. Toutes ces enveloppes de verre (aux formes arrondies et aux textures brillantes) esthétisent un peu ce monde bactériologique. Et du coup, bien sûr, l’«esthétisation» en général apparaît comme une forme de barrière que l’on construit pour se protéger du monde. Mais plus intéressant est le fait que ces éprouvettes en mutation ont des excroissances diverses, des pédoncules ou des racines. Comme si le contenant se laissait contaminer par la vie grouillante qu’il est censé enfermer et dominer. Comme si le sujet observateur risquait d’être contaminé par son objet d’observation. Dangereux.
Dans la petite salle, Germaine Koh nous montre des photos d’objets (cailloux et morceaux de bois coulés en bronze) que le spectateur est convié à emporter à l’extérieur de la galerie (pour quelques minutes ou quelques jours) en laissant une carte d’identité en gage. L’exposition s’appelle d’ailleurs Des gages. Ce titre sonne comme une invitation à fuir (comme un voleur). Mais comme ces ouvres d’art ne s’échangent pas contre de l’argent, elles deviennent pour le spectateur le signe d’un choix. Posséder une chose demande à en laisser tomber une autre. C’est une économie artistique minimale et première qui évoque les jeux d’enfants (échanges de billes, de «cartes de hockey», d’autocollants…) ainsi que les échanges affectifs entre les individus lorsqu’ils sont adultes. Jusqu’au 13 décembre, à la galerie Skol, voir calendrier Arts visuels.