Irene F. Whittome : Rite universel
Arts visuels

Irene F. Whittome : Rite universel

L’artiste IRENE WHITTOME propose trois nouvelles installations au Centre canadien d’architecture inspirées d’une légende chinoise. Lieux de passages et de découvertes.

A la fin de 1997, au Musée d’art contemporain, Irene F. Whittome avait présenté des ouvres intrigantes. Ces jours-ci, au Centre canadien d’architecture, elle nous propose trois nouvelles installations: Basho/Katsura (une salle japonaise de couleur safran avec un bassin d’eau et un foyer pour la cérémonie du thé); Anda/Stupa (une table, comme un autel, du designer Ettore Sottsass sur laquelle est posée une maquette d’un temple hindou); et Linden/Tortue (une carapace de tortue en bronze posée sur le sol et qui, tel Vishnou, dans le mythe hindou, soutient l’axe du monde symbolisé par un long tronc de bois). S’y poursuit la réflexion artistique que Whittome élabore depuis bientôt trente ans autour de certains thèmes tels que la mémoire, la survivance du passé, l’archive, le rituel… Dans des vitrines, quelques documents, choisis dans l’extraordinaire collection du CCA, montrent le cheminement intellectuel qui a été à la source de ces trois installations. Cela leur donne une résonance et une signification spirituelle plus larges. On peut y voir de formidables photos de Yasuhiro Ishimoto du palais Katsura (construit au XVIIe siècle au sud de Kyoto), mais aussi d’autres archives faisant référence à des lieux sacrés (du Mexique, de l’Inde, de l’Allemagne et d’Italie). Whittome les a choisies avec la collaboration du commissaire Laurier Lacroix, professeur au département d’histoire de l’art à l’UQAM, pour tenter de créer une atmosphère méditative.

Intitulée Embarquement pour Katsura: Irene F. Whittome au CCA, cette exposition (qui est comme un réseau d’images et de liens) s’inspire aussi d’une belle et jolie légende chinoise connue au Japon («une variété d’arbre, katsura en japonais, aurait été plantée sur la lune»), à partir de laquelle fut développé un proverbe. Celui-ci, nous dit le communiqué de presse, «peut devenir le programme de cette exposition»: «Avec les yeux on peut voir le katsura, mais avec les mains on ne peut le toucher». Cet adage qui évoque l’univers des musées (et qui pourrait leur servir de devise), est ici aussi utilisé comme le symbole d’une quête spirituelle, intellectuelle ou identitaire qui est toujours à poursuivre.

Cette exposition nous dit un désir d’ouverture, des plus louables, à d’autres cultures, d’autres formes de spiritualité, d’autres formes de mémoires collectives. Ce n’est certes pas une chose récente en art. Mais cela s’inscrit intelligemment dans une riche continuité artistique. Dans l’art moderne américain, on peut (au moins) citer Pollock qui s’intéressait aux rituels amérindiens et l’incontournable travail de Rothko qui a décoré une chapelle, et une salle de méditation (à Houston, pour la riche famille de Ménil) à l’aide de quatorze tableaux, accompagnés de plusieurs textes religieux marquants de la planète (la Torah, la Bible, le Coran…). En art, plus contemporain, il y a un regain d’intérêt général pour une certaine forme de spiritualité. L’entreprise de Whittome poursuit tout cela d’une manière intéressante.

Elle utilise des documents qui amplifient les ramifications formelles, les significations de son travail. Tous ces liens visuels viennent bizarrement créer une mythologie et un imaginaire nouveaux. Il y a dans ces installations et les vitrines qui les accompagnent un aspect un peu ludique et aussi fantastique qui n’est pas sans évoquer une monde parallèle à la Borges. Les relations (malgré tout) assez libres entre les documents et les installations font aussi penser aux bédéistes Schuiten et Peeters. A partir du passé, on construit un imaginaire futur.
Un tel travail soulève évidemment toute une série de questions reliées à la problématique (bien actuelle) de la réappropriation: comment réutiliser des formes anciennes sans pour autant tomber dans un maniérisme (que beaucoup de styles d’art, à qui mieux mieux, ont frôlé en citant des images du passé et d’autres cultures), ou dans une désincarnation de ces formes culturelles?

Il est certes bien intéressant de donner à voir un stûpa, monument funéraire en Inde. Mais en quoi la présentation d’un tel bâtiment (dont la signification spirituelle et architecturale n’est même pas expliquée dans le carton de présentation) en liaison formelle avec une table du designer Sottsass véhicule-t-elle un sens assez profond pour toucher le spectateur? Parfois, on a le sentiment que, malgré toutes ces vitrines et textes explicatifs, on n’a pas assez d’information pour investir, nous aussi, ces univers évoqués. Il y a dans l’ambiance créée un universalisme, une capacité à voyager d’une culture à une autre, qui est trompeur. Cette «quête de l’identité» universelle, qui selon Laurier Lacroix, serait portée par chacun d’entre nous, semble une justification un peu simple.

Certes, on pourrait voir dans cet Embarquement pour Katsura une certaine forme de critique du colonialisme et de l’impérialisme occidentaux qui ont su s’approprier toute une série d’objets et de documents pour remplir les musées sans nécessairement en comprendre la signification profonde. Cette exposition a l’intérêt de nous faire réfléchir sur une telle situation et de nous confronter à des formes de récits spirituels énigmatiques à réinvestir. Néanmoins, on en reste souvent avec l’impression de pouvoir passer avec trop de facilité d’un lieu géographique à un autre, d’une religion à une autre, d’un rituel à un autre.

On aurait pu croire que le CCA était un lieu parfaitement adéquat pour le travail de Whittome. Malheureusement, cela ne fonctionne pas toujours clairement. La salle octogonale dans laquelle on a créé une installation inspirée du palais Katsura fait trop penser à une reconstitution d’un espace japonais pour une exposition universelle, dépaysement compris (pour y entrer, on nous demande d’enlever nos chaussures et de porter des chaussons). Les murs de couleur safran recouverts de haïkus transposés en braille, mais que l’on ne peut toucher, ont quelque chose de trop littéral par rapport à l’énoncé de départ et à cette quête d’un absolu inaccessible. Malgré ces tensions intérieures et surtout pour celles-ci, pour ce qu’elles nous permettront d’entreprendre comme vision critique, il s’agit d’une exposition à découvrir.

Jusqu’au 28 mars
Au Centre canadien d’architecture