Le temps d’un raid photo de soixante heures, un commando composé des plus redoutables chasseurs d’images a pris Québec pour cible.
L’oil à l’affût, le doigt sur la gâchette, il avance. Un Billy the Kid au tir inoffensif, ou presque. Pour peu qu’il ait votre sourire dans sa mire, vous pourriez retrouver votre gueule en millions d’exemplaires dans les pages de Paris Match ou de Geo.
Le photoreporter immortalise l’instant. Le quotidien a pour lui l’attrait de mille éternités à débusquer, à rendre à la lumière du jour et aux yeux du monde. Vingt mæstros du métier se sont donné rendez-vous à Québec dans le cadre de l’événement L’Oil de la Capitale. Invités à traduire en images la vie et les gens d’ici, les top gun de leur domaine avaient soixante heures, entre jeudi et dimanche derniers, pour coucher notre coin de pays sur pellicule. Une belle occasion de causer un brin avec eux et de mieux connaître ceux dont le métier est de fixer l’éphémère.
Le croire pour le voir
Quand on vous engage pour dégager l’essentiel d’une thématique en quelques clichés, mieux vaut avoir l’oil exercé. Les pros que nous avons rencontrés perçoivent les petits moments qui en disent long. Et pas de place pour la mascarade: leur quête en est avant tout une de vérité.
Fidèle collaborateur du magazine L’Express, un grand hebdo français, Jérôme Chatin se considère comme un témoin privilégié de l’activité humaine. Son rôle n’est pas de porter un jugement sur ce qu’il voit, mais de voir juste et clair: «Nous devons saisir la réalité des gens, qu’ils soient des villageois, des industriels, des sans-abri… Notre métier n’est pas de faire entrer les gens, nos sujets, dans un cadre précis, mis à part le cadre de la photo.»
Bien sûr, le photographe a aussi un cour et une sensibilité: «On ne peut pas être totalement objectif. Si on l’est, on est forcément subjectif par rapport à quelqu’un qui a un autre regard, une autre position. Dans un conflit, quand on fait de la photo, on penche toujours d’un côté. Idéalement, il faut d’ailleurs passer d’un camp à l’autre en cours de reportage.»
Vincent Leloup est photographe pour le Figaro Magazine et VSD. Récipiendaire en 1991 d’un premier prix aux World Press Photo Awards (la plus haute récompense de la profession), il oriente son travail vers les sujets qui l’intriguent, le provoquent ou le choquent. Il y a près de dix ans, il réalisait un document sur la pollution industrielle en Roumanie, peu après la chute du régime de Ceausescu. Ses photos, qui montrent les visages couverts de suie de Roumains vivant dans des régions hautement polluées, ont semé la consternation à travers le monde. La portée sociale du travail est alors manifeste. «C’est souvent par des images que l’on se sent concerné. Les photographes ont parfois le temps et l’opportunité de développer un thème, en marge de l’actualité proprement dite. Ça leur permet, par exemple, de dire qu’il y a quelque part une situation écologique monstrueuse.»
Quand on lui demande s’il a l’impression de jouer un certain rôle social, Vincent Leloup ne revendique pas ce rôle de prime abord: «Je préfère être franc. J’aime rencontrer des gens, aller voir de plus près des situations qui me concernent. L’écologie me concerne et ça m’intéresse d’aller là-bas, mais au retour, je n’ai pas la prétention de penser que mes images vont changer quelque chose. Si elles le font un jour, tant mieux.»
Les yeux du cour
Il y a tout de même des circonstances où le travail est valorisant sur le plan humain. Leloup, un spécialiste de l’actualité sociale et politique, sent parfois le besoin de projeter son rayon de lumière sur une affaire obscure. Il y a deux ans, par exemple, quand le quotidien Libération l’envoie couvrir une conférence de presse où le patron de Moulinex, une grande entreprise française, annonce la fermeture de deux usines et la suppression de milliers d’emplois. Leloup, révolté depuis toujours par les conséquences d’un néo-libéralisme aveugle, s’intéresse particulièrement au dossier. Avec une équipe de Libération, il suivra pendant plus d’un an l’histoire de cette fermeture. «Nous avons suivi les manifestations, les négociations, rencontré les gens impliqués. Ça a favorisé une prise de conscience. Je ne vais pas remporter de prix avec ça, mais cette fois-là, j’ai vraiment eu l’impression de faire quelque chose de bien.»
Caméra choc
Les reporters fréquentent les points chauds du globe. Dans le cas de conflits armés, c’est leur travail, bien souvent, qui crée entre nous et les populations éprouvées la proximité nécessaire à l’émotion. N’est-ce pas devant l’image d’un corps démembré ou d’un charnier humain que nous ressentons le mieux les horreurs de la guerre? L’exemple classique étant sans doute la photo d’une fillette courant nue sur la route, la peau brûlée par le napalm, durant la guerre du Vietnam. Une photo qui a ému davantage que le plus vibrant des discours antimilitaristes.
Dans un tel contexte, le boulot du photographe ressemble moins à un contrat qu’à une mission à hauts risques. Jérôme Chatin, qui a couvert de nombreux conflits au début de sa carrière, ne saurait nier que le photoreportage est un métier périlleux. En 1984, il reçoit une balle dans la jambe lors d’une tentative de coup d’État en République centrafricaine. Gravement blessé, il mettra des mois à récupérer. Pourtant, loin de lui l’idée de décourager les jeunes correspondants de guerre: «Il faut aller vers ce qui nous intéresse, et on peut avoir de l’intérêt, à un certain moment, pour les conflits armés.»
Rien de tel, d’ailleurs, pour démarrer une carrière ou gagner un peu d’argent, que de rapporter du front des images de guerre inédites. Ce n’est pas un détour obligé, cependant: «Il y a de grands reporters qui n’ont jamais couvert la guerre d’Afghanistan, du Liban ou du Kosovo. C’est intéressant de le faire, mais ça peut être tout aussi intéressant de parler de l’éducation, des gens riches, des gens pauvres… Très peu de photographes ne couvrent que les conflits, en fait. Souvent, on le fait au début de sa carrière, parce que ce sont des reportages qui ont des chances de se vendre. Le problème, dans ce métier, c’est qu’il est difficile de vendre son travail. Il est certain qu’un incident dans le métro vend moins bien qu’un conflit qui a des répercussions sur le plan international.»
Une image vaut mille maux
Mario Ruiz, collaborateur pour Life et National Geographic, est un portraitiste de renommée mondiale. Dans le métier depuis plus de vingt ans, il a pour les visages la même passion qu’à ses débuts. Mais la photo protocolaire et le political correctness, très peu pour lui. A ses yeux, un visage doit son intérêt à la différence et au naturel: «J’ai fait souvent des portraits de gens très connus, des gens que nous connaissons tous. Alors mon but, c’est de montrer la personne sous un angle que nous ne connaissons pas encore. Un angle qui l’avantage, ou encore la rend détestable, mais un autre angle.»
Indépendant d’esprit (il a tout à fait l’allure d’un reporter de roman, impétueux et aventurier), Ruiz ne fait pas beaucoup de concessions à la manipulation médiatique: «Dans un monde où une image vaut mille mots – et souvent, les gens se soucient beaucoup plus de la publication de leur photo que de mille mots à leur sujet -, on cherche à contrôler la photo davantage que l’écrit. A Hollywood, par exemple, les stars voudraient contrôler leur image complètement. Qu’ils le veuillent ou non, mon travail, à moi, c’est de montrer leur vrai visage.»
La photo segmente la réalité. Une scène quotidienne banale, présentée hors de son contexte, peut fausser les perceptions. Ruiz en est conscient et n’est pas avare de mises en garde: «J’ai même shooté des gens à qui j’ai dit, ensuite: "cachez ça…" Des gens bien, qui ne réalisaient pas tout ce que je pouvais faire dire à l’image qu’ils me présentaient. Par exemple: un type fatigué, après une journée de travail, qui s’installe de travers au comptoir d’un bar et se penche le nez sur un verre de bière, moi, je peux en faire un grand alcoolo…»
Bien entendu, ce n’est pas là le discours d’un paparazzi. Mario Ruiz n’a pas l’âme du fouille-merde. Quand il est question, en cours d’entrevue, de la critique populaire à l’endroit de son métier, au lendemain de la mort de Diana, il remet vite les pendules à l’heure. Il se permet même de tracer clairement la ligne entre les rapaces de l’image et les photographes qui atteignent à l’art, ceux qu’anime une certaine recherche formelle.
Scène de ménage
«Ce ne sont pas des collègues, pas du tout!», lance Mario Ruiz en parlant des paparazzi. «Ce n’est pas un travail sérieux. Si tu es sérieux, tu travailles la forme, tu es sensible à ton sujet. Les paparazzi pourchassent les gens. Ils ne sont pas là pour éclairer une situation; ils torturent leur sujet parce que c’est payant.»
Vincent Leloup ne partage pas ce point de vue: «Dans cette histoire, il y a des photographes qui font la même chose que moi. Chacun, dans le métier, a déjà planqué quelqu’un. [Dans le jargon du photographe, «planquer» veut dire attendre quelqu’un pour le photographier, souvent à son insu.] Nous l’avons tous fait au moins une fois. C’est une façon de témoigner et ça n’est pas nécessairement un viol de vie privée. Puis une bonne partie de ces personnalités en vivent, les membres de la famille de Monaco, entre autres.»
Pour Jérôme Chatin aussi, la critique des paparazzi a quelque chose de révoltant: «Je ne suis pas du tout d’accord. Dans un autre contexte, si certaines occasions ne s’étaient pas présentées, j’aurais pu être paparazzi, moi aussi. C’est un métier que je respecte. Je ne l’ai jamais pratiqué, mais je le respecte et c’est très grave de faire porter la responsabilité de ces événements [la mort de Diana] par ces gens. C’est un jugement simpliste, même s’il est vrai que certains, comme dans tous les domaines, vont trop loin. Quand il y a un avocat véreux, est-ce que ça en fait une profession véreuse? Quand il y a un banquier véreux, ça en fait un métier de fripouilles?»
Tous les trois s’entendent au moins sur un point: si un code d’éthique doit régir leur travail, c’est à chacun d’entre eux de l’imposer. Règle de base: montrer aux gens ce que les gens nous montrent. Il revient aux personnalités de tracer la frontière: «Si les vedettes ne veulent pas faire Paris Match, qu’elles prennent leurs vacances ailleurs qu’à Saint-Tropez!», dit Vincent Leloup. «Si vous avez remarqué, on ne sait à peu près rien de Catherine Deneuve ou Alain Delon…»
Mission Capitale
A cent lieues, pendant quelques jours, de l’actualité mondaine, politique ou militaire, les trois collègues pataugent avec bonheur dans la slush des rues de Québec: «Quand on travaille pour un journal, avec rétribution, on subit une pression, celle de livrer un résultat qui cadre avec ceci ou cela. Ici, on fait ce qu’on veut. Mais on travaille fort!», m’assure un Leloup trempé qui vient de ramper dans la gadoue.
En compagnie des Georges Mérillon, Rachel Cobb et Alain Keler, ils auront posé leur oil de pro sur des sujets comme le port de Québec, l’hôtellerie québécoise ou le Bonhomme Carnaval. Des assignations qui sentent fort la commandite, mais qui auront permis un regard extérieur et aiguisé sur la ville.
Jusqu’au 21 février, vous pourrez apprécier leurs photographies au Musée de la civilisation. Un tableau de chasse de très haut niveau, est-il besoin de le dire?
Jusqu’au 21 février
Au Musée de la civilisation