Degas & Pissarro. Alchimie d’une rencontre : Impressions gravées
Le Musée du Québec présente 87 estampes de deux grands artistes impressionnistes de la fin du XIXe siècle, Edgar Degas et Camille Pissarro. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir des ouvres gravées auxquelles la réputation des auteurs et la rareté des tirages confèrent autant… d’aura.
Quand on pense aux tableaux d’Edgar Degas, on a tout de suite en mémoire les ballerines s’exerçant dans les coulisses, courbées, presque contorsionnées; ou bien ces scènes d’intérieur montrant des femmes sortant du bain. Quant à Camille Pissarro, plus que ses sujets, c’est surtout son traitement particulier de la peinture, sa touche vibrante, divisée et décomposée en de multiples taches de couleur, qui nous vient à l’esprit. Les mouvements saisis sur le vif chez Degas, les variations de lumière pour Pissarro, tout cela servait de prétexte à des compositions et à un traitement inédits pour l’époque. Plus que jamais auparavant, les artistes de la fin du XIXe siècle ont été fascinés par le monde du spectacle, du cirque, par les scènes de rue, celles des marchés ou de maisons closes. Ces peintres trouvaient leurs sujets dans la vie de leurs contemporains. En plus de la peinture, Pissarro et Degas se sont aussi consacrés, avec la même passion, aux techniques de l’estampe: eaux-fortes (gravures sur cuivre et sur zinc), lithographie (procédé d’impression sur pierre) et monotype (empreinte unique d’un dessin). Leurs productions font d’eux les peintres-graveurs les plus prolifiques des impressionnistes.
On retrouve et découvre avec plaisir, dans les gravures présentées au Musée du Québec, les thèmes qui leur sont chers et les audaces propres à chacun: des représentations d’activités paysannes ou urbaines, des compositions décentrées, des vues plongeantes ayant parfois la vivacité de l’image photographique, la saisie d’instants fugaces propre aux impressionnistes. On se doute bien, toutefois, que les contraintes techniques de la gravure confinaient surtout les artistes à un travail d’atelier et qu’ils effectuaient leurs gravures de mémoire et souvent d’après des modèles. Alors que les artistes des siècles précédents utilisaient les techniques de l’estampe pour la reproduction de leurs ouvres peintes, Degas et Pissarro vont l’explorer au même titre que la peinture ou la sculpture. C’est qu’on assiste, à ce moment-là, à un essor des images. Elles se répandent dans la vie quotidienne. C’est l’invention de la photographie et le début du cinéma. L’estampe perdait son monopole dans la reproduction d’images et d’ouvres d’art. C’est en partie pour cela que les artistes du XIXe siècle l’ont abordée d’une manière plus désintéressée.
Alchimie d’une rencontre
La conservatrice Nicole Minder du Cabinet cantonal des estampes à Vevey en Suisse a rassemblé des ouvres provenant, pour la plupart, d’une collection particulière suisse, où l’exposition a d’abord été présentée l’an dernier. Nicole Minder a été fascinée par la collaboration de Degas et Pissarro que bien des choses semblaient a priori séparer. Degas était fils de banquier aux origines aristocrates. Pissarro, originaire d’une famille de marchands, était républicain. Le premier a fréquenté les Beaux-Arts, alors que le second a acquis son métier dans les ateliers privés. Leur origine sociale respective les suivra jusque dans leurs ateliers: Degas a toujours eu une presse pour réaliser ses gravures, alors que c’est seulement en 1894, que les moyens financiers de Pissarro lui permettront l’acquisition d’une bonne presse en taille-douce.
L’exposition retrace les moments importants de chaque période de production des deux peintres-graveurs et présente plusieurs «chefs-d’ouvre» de l’histoire de l’estampe, comme le soulignait le conservateur du Musée du Québec, Didier Prioul, lors de la visite de l’exposition. On peut voir les toutes premières gravures des deux artistes, dont un autoportrait de Degas réalisé en 1857 et les premiers paysages de Pissarro des années 1860. C’est autour d’un projet de production d’estampes pour la revue Le Jour et la Nuit que s’effectuera cette alchimie qu’évoque le titre de l’exposition. Cette publication, où devaient se retrouver plusieurs estampes d’un groupe d’artistes, dont celles de l’Américaine Mary Cassatt, ne verra jamais le jour et son dénouement demeure toujours obscur. Mais pendant les années 1879-80, Degas et Pissarro travailleront intensément à ce projet, et produiront plusieurs gravures à la «cuisine non-orthodoxe». S’ils reprendront par la suite leur travail solitaire, cette collaboration semble avoir marqué leurs ouvres. On apprécie le travail de chacun des artistes, de nombreux paysages, des baigneuses, des paysannes, des portraits de Manet et de Cézanne. Un remarquable autoportrait de Pissarro où la barbe du peintre prend forme dans chaque coup de burin et un paysage sous bois à l’Hermitage de 1879 témoignent de la virtuosité du peintre-graveur. Difficile de ne nommer que celles-là. Alors que Pissarro travaillera la gravure durant toute sa vie, Degas l’abandonnera prématurément en 1882 pour revenir plus tard à la lithographie et au monotype.
L’affaire Dreyfus, qui divisera les Français de l’époque entre la gauche républicaine à la défense de Dreyfus et la droite antisémite, mettra définitivement fin à leur relation. L’antisémitisme de Degas, qui ne le rend pas très sympathique au demeurant, l’obligera à rompre avec Pissarro d’origine juive et défenseur de Dreyfus.
C’est à une activité presque secrète et intime à laquelle se sont livrés Degas et Pissarro pendant ces décennies. Même si plusieurs gravures ont été présentées lors d’expositions impressionnistes, elles ont été peu diffusées jusqu’à aujourd’hui. La gravure demeure moins spectaculaire que la peinture et suscite moins l’intérêt des marchands et du public. Mais l’attrait de cette production réside dans le traitement impressionniste que lui ont conféré les deux peintres-graveurs. Ce sont des «impressions gravées», comme le disait lui-même Pissarro. Si cette exposition n’a pas les ambitions des derniers événements nord-américains rassemblant des ouvres impressionnistes, elle saura sans doute intéresser et combler autant le connaisseur que le néophyte attentionné. La présentation sobre et l’excellent catalogue rédigé par la conservatrice Nicole Minder contribuent à l’appréciation de ces estampes. À surveiller, les activités, conférence et film documentaire présentés autour de cette exposition.
Jusqu’au 22 août
Au Musée du Québec
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