Le Mois de la photo : Arrêt sur image
Arts visuels

Le Mois de la photo : Arrêt sur image

Dans le cadre de la sixième édition du Mois de la photo, Voir a demandé à des artistes qui explorent diverses facettes de la photographie contemporaine de répondre à une question: Comment faire une image remarquable dans un monde où l’image est prépondérante? Réflexions sur un art en mutation.

Alexandre David
«Une image remarquable, ça ne veut rien dire. Ce qui est important, c’est l’expérience qu’on en fait. Si l’image échappe à une réception prédéterminée, l’expérience sera remarquable. Dans un monde où l’image est prépondérante, cette prépondérance elle-même n’est pas une entrave à une telle expérience. Plusieurs photographes, je pense à Andreas Gursky, par exemple, intègrent à leur travail l’indifférence générale des gens devant les images. En ce sens, la photo n’est pas arrivée à un épuisement, mais elle agit dans un contexte complètement différent de son contexte initial. La saturation d’images, que l’on vit à l’heure actuelle, n’est pas vraiment un problème. Il faut composer avec ça.»

Alexandre David prépare pour avril 2000 une exposition à la Galerie Optica.

Raymonde April
«Bien sûr, nous sommes maintenant inondés d’images! Il y a quinze ans, dans une expo, on avait une dizaine de photos, maintenant on en a une centaine. Il y a, dans tout cela, comme une expérience du chaos. Mais ce n’est pas nécessairement négatif. Les artistes produisent un reflet de la vie actuelle. Il faut alors savoir faire son chemin à travers toutes ces images. Si, parmi celles-ci, certaines décollent de la prise de vue, ont une existence propre, elles me semblent efficaces. Et si une photo agit sur moi, je pense que d’autres vont la comprendre. Je crois beaucoup au sujet en photo. L’opposition entre documentaire et la photo d’art est stérile. Parfois, j’adore une image très chaude, proche de son auteur; à d’autres moments, une distance analytique m’attire. Mais, en général, j’aime que l’image trouve sa place entre les deux. Que le monde y soit présenté pareil, tel qu’en lui-même et à la fois transformé.»

Raymonde April réalise un film construit à partir de plusieurs séries de photos dont la sortie est prévue pour le printemps 2000.

Jocelyne Alloucherie
«Pour moi, tout est acceptable en photo du moment où le moyen sert l’oeuvre. Ce qui me dérange, c’est quand l’image est soumise au procédé technique, lorsque le processus de fabrication domine. Je suis éclectique dans mes goûts (Atget, Florence Henri, Sugimoto). Depuis quelque temps, j’aime aussi travailler avec le numérique qui, étrangement, fonctionne par couches, par épaisseurs. Devant une image, il faut le plus possible évacuer son goût et faire place à la curiosité, même dans sa manière de créer. Je suis parfois maladroite, mais j’aime garder ces maladresses dans mes images. Elles donnent une certaine imprécision aux clichés, un aspect plus général.»

Un ouvrage sur le travail de Jocelyne Alloucherie, Conversations et oeuvres choisies (1993-1999), vient d’être publié aux éditions Parachute.

Geoffrey James
«Et il n’y a pas de sujets qui soient plus justes que d’autres. Ce qui compte, c’est la manière de les rendre. Le photographe doit faire preuve d’intelligence et d’engagement vis-à-vis du monde qu’il regarde. Une image réussie ne l’est pas que du point de vue formel. J’aime le travail du photographe français Atget qui a un rapport physique avec ce qui l’entoure. Il ne s’agit pas simplement de dénoncer une situation sociale ou politique, mais, à travers la photo, d’effectuer un témoignage clair.»

Geoffrey James présente Running Fence au Centre international d’art contemporain, jusqu’au 3 octobre.

Emmanuel Gallant
«Chaque individu reçoit plus de six mille images et messages par jour! En tant qu’artiste, la question essentielle est donc celle de la probité de la création que je réalise. Je me donne souvent un an de réflexion pour être sûr de la validité de mon projet et de l’image que je vais placer dans le monde des images. Le support de l’image peut changer. Qu’une image soit sur papier (ou que la photo soit collée sur plexiglas), qu’elle soit produite grâce à la technique numérique, ou, dans le futur, grâce à une autre méthode, cela m’importe peu_ Je ne crois pas en une pureté du médium. Ce qui compte, c’est le résultat final. Je déplore cependant la déresponsabilisation, au Canada, des médias qui ne donnent pas au reportage sa juste place. Je suis contre la photo anecdotique qui occupe trop les pages de nos journaux. Il existe de très bons photographes-reporters au Québec, mais ils sont sous-employés.»

On peut voir des oeuvres d’Emmanuel Gallant à l’Espace D. René Harrison, jusqu’au 30 octobre.

Alain Paiement
«On voit tellement d’images qu’on les zappe. Pourtant, je crois qu’il est encore possible de faire de la photo une expérience très physique. On a tendance à opposer l’image à la matérialité, à la vérité de l’expérience du monde. Mais on peut nier cette immatérialité. Le grand format, entre autres, crée une sensation très forte, un phénomène de vertige. Et puis une photo intéressante exprime une tension entre le présent et le passé. Le désir d’absolue vérité dans le documentaire est une idée stérile. La photo continue malgré tout à observer le monde. Comment? L’observation est une construction du réel, sans pour autant tomber dans le virtuel. C’est la tension continuelle de ce dispositif qui m’intéresse. Et cette voie a été encore peu explorée.»

Alain Paiement fait partie de l’exposition L’Évocation, au Marché Bonsecours, jusqu’au 17 octobre.

Holly King
«Le contexte d’invention de mes photos – je crée au complet les décors, les paysages, la mise en scène – fait que mes images réservent toujours une certaine surprise et créent une forme d’étrangeté pour le spectateur. Il est important que celui-ci puisse investir avec ses propres souvenirs les paysages que je crée. Certaines personnes m’ont dit que mes clichés leur font penser à la Côte-Nord. C’est bien ainsi. Je ne veux pas contrôler la vision des gens. Ils peuvent même être transportés par mes images, comme par le sublime des oeuvres romantiques.»

La nouvelle exposition de Holly King, Territoires de l’imaginaire, débute le 23 septembre au Musée des beaux-arts.

Annabel Howland
«On sait trop bien comment lire une photo, ses codes sont devenus très conventionnels. Pour surprendre, l’artiste doit saper, miner ce modèle normatif. Je mets donc en morceaux, les images que j’exhibe. Je les découpe en fragments presque méconnaissables.Je m’attaque aux photos pour qu’elles ne deviennent pas de beaux objets bien encadrés. Mes découpes sont en fait des installations qui proposent une expérience spatiale et physique du monde.»

On peut voir les découpes de paysages d’Annabel Holland au Centre Skol, jusqu’au 3 octobre.

Benoît Aquin
«Je m’intéresse aux images qui arrivent à montrer ce que l’on ne voit pas, des éléments du quotidien sur lesquels on ne s’arrête pas, habituellement, et qui permettent d’avoir un regard lucide sur la société. Pour moi, l’essentiel dans une photo, c’est que le sujet soit intéressant. Malheureusement, depuis vingt ans, la photo-documentaire est méprisée au Canada. La photo conceptuelle et postmoderne occupe presque toute la place dans les galeries. Ce n’est pas le cas en Europe et aux États-Unis, où la photographie documentaire a toujours été bien considérée.»

Photographe à Voir et à Hour, Benoît Aquin exposera des photos à l’Écomusée du fier monde, dans le cadre du projet Alerte Centre-Sud, du 22 septembre au 28 novembre.

Un marathon visuel

Dix-huit expositions qui examinent un thème: \«le souci du document»; une trentaine d’autres en marge de ce thème, des événements, des colloques, et des tables rondes, la sixième édition du Mois de la photo, qui a débuté le week-end dernier à Montréal, sera faste. Parmi les photographes à voir, beaucoup d’Européens, comme Joan Fontcuberta, et en particulier des Hollandais, comme Rineka Dijkstra, et des artistes québécois dont la renommée dépasse nos frontières, tels que Alain Paiement, Roberto Pellegrinuzzi, Bill Vazan, Andrea Szilasi, Holly King, Denis Farley, Alain Laframboise… Cette année, la commissaire Marie-Josée Jean s’est ajoutée à la direction du Mois de la photo aux côtés de Pierre Blache. Pour la codirectrice, «la photographie est une des pratiques majeures de l’art contemporain. La diversité des utilisations de ce médium en a fait un lieu de réflexion privilégié sur l’image». Le Mois de la photo, avec son thème central, représente aussi une espèce de laboratoire de recherche pour les créateurs. En interrogeant le document, les artistes participants ont confirmé l’intuition des organisateurs. «On assiste depuis quelques années à un retour des questions sociales, explique Marie-Josée Jean. De nouvelles dimensions dans l’usage du document ont changé la définition même de la pratique documentaire. Il y a bien sûr une certaine résistance des artistes par rapport à cette appellation. Mais un nombre important de productions se rencontrent autour du documentaire. Nous avons mis en valeur trois approches différentes. Les artistes qui se servent d’un lieu comme porteur d’un message social. C’est le cas de Geoffrey James qui nous montre la frontière clôturée entre les États-Unis et le Mexique. Ensuite, on a voulu montrer comment, pour certains, la photo est une pratique explicite de liens sociaux, tel que le phénomène de la culture techno. Finalement, on montrera des images dans lesquelles la réalité et la fiction s’entremêlent et parfois d’une manière surprenante. C’est le cas avec La Caméra dans l’ombre: La documentation photographique et le musée qui débute le 12 septembre, au Musée d’art de Joliette. Ici, c’est le regard scientifique qui se révèle avec le temps comme ayant produit des images dignes d’un rêve.» Cette relecture du documentaire se fait sans retomber dans les vieilles rengaines et oppositions entre le regard objectif et la vision subjective. «On a l’impression que la question de la vérité a été remplacée par celle de l’authenticité», conclut Marie-Josée Jean.N. B. Un colloque sur la problématique du document aura lieu le 18 septembre (de 10 h à 18 h) à l’Université du Québec à Montréal (renseignements: 390-0382). Jusqu’au 17 octobreAu Marché Bonsecours et dans plusieurs autres lieuxVoir calendrier Événements