Arts visuels

Claudie Gagnon : La cour des miracles

Soirées de cabaret hautes en couleur, les tableaux vivants de CLAUDIE GAGNON s’inspirent librement des classiques de la peinture. Magiques, dérisoires et joyeusement imprévisibles.

C’est un lieu fascinant que cette église, aux plafonds tout en hauteur, baignée par la chaleur du bois et des vitraux, où Claudie Gagnon a installé son cabaret multidisciplinaire Petits miracles misérables et merveilleux. L’église du quartier Saint-Roch, désacralisée depuis deux ans, est en effet l’hôte de ces réceptions qui rassemblent, chaque soir de représentation, une centaine de spectateurs qui verront défiler devant eux une quinzaine de tableaux vivants. Un des moments très attendus de la Manifestation internationale d’art de Québec où l’ornementation, le thème de cette première édition, prendra, avec l’intervention de Claudie Gagnon, toute l’exubérance qu’il est permis d’imaginer.

Bienvenue dans l’univers bigarré de cette artiste de la récupération où motifs floraux, lièvre empaillé, velours et autres dentelles ne sont pas que du décor. Ils sont un mode de vie. "Si je prends trois rideaux, j’ai une robe de princesse!" lance Claudie Gagnon. Cela donne une bonne idée des petits miracles qui s’opèrent en ce moment à l’église Notre-Dame-de-Grâce, où défilent une succession de saynètes visuellement remarquables et plus risibles les unes que les autres: "C’est mon merveilleux à moi", rajoute celle pour qui le détournement d’objet semble presque une vieille habitude. Avec ce cabaret, Claudie Gagnon nous convie, en quelque sorte, à passer une soirée dans son intimité: "Ma maison est vide. J’ai tout transporté ici. Mon travail est indissociable de mon quotidien. C’est domestique! Tout ce que je trouve, je le prends et j’en fais quelque chose… Il n’y a pas de séparation entre ma vie et ma production. Ça se fait dans la même cuisine. C’est ma façon de vivre…" Malgré l’importante organisation que commande la présentation de ces tableaux vivants, Claudie Gagnon tente toujours de conserver la fraîcheur du jeu d’enfant indissociable de sa façon de travailler, ce jeu où une petite fille s’installe dans un hangar pour monter un théâtre avec ses amies… Ses matériaux? Ils sont, faut-il le souligner, ab-so-lu-ment low tech: "Ce sont des cartons, des tissus, des plantes, de la nourriture, de la musique et du vrai monde!" renchérit l’artiste qui revendique cette approche personnelle et délibérément artisanale.

Exit le décorum habituel des vernissages ou l’ambiance impersonnelle des salles de théâtre, Claudie Gagnon met tout en oeuvre pour que le public soit accueilli et pris en charge dès son entrée dans l’église: maître d’hôtel, bar et nombreux services aux tables (dont on préfère vous laisser découvrir la teneur) dans le choeur de l’église, entre une petite scène et deux musiciens mi-Christ, mi-Adam juchés sur l’autel. Les spectateurs sont constamment stimulés pendant les deux heures que durent ces cabarets conviviaux. Mais attention, Claudie Gagnon insiste sur un point : "Je ne fais pas de la provocation. Ce n’est pas mon but. Je fais ce que je veux!"

Trouvailles autonomes
Autodidacte, elle a choisi de demeurer en marge du système universitaire de formation en arts visuels. Elle le souligne au crayon gras, c’est un choix très personnel: "Je ne voyais pas comment je pouvais apprendre à créer à l’école. Je ne voulais pas me spécialiser." Cette artiste oeuvre depuis une quinzaine d’années dans le milieu des arts visuels. Plusieurs fois boursière du Conseil des arts et des lettres du Québec, elle a réalisé des environnements artistiques composés d’objets et autres bidules trouvés dans les brocantes, des objets quotidiens souvent anodins à qui elle donne une seconde vie, voire parfois une certaine… noblesse. C’est un travail d’accumulation, de classement et d’assemblage réalisé, faut-il le préciser, avec des doigts de fée… L’imposant lustre composé de centaines de verres à vin présenté par le Musée du Québec l’an passé ainsi que Les Cabinets de curiosités faisant partie de l’actuelle exposition Métissage au Musée de la civilisation en témoignent. Outre ces participations à des expositions plus "conventionnelles", où elle se démarque peut-être moins, elle réalisait, en 1995 au studio Ernest Cormier à Montréal, une première série de tableaux vivants intitulée: Où va le vent quand il ne souffle pas? Depuis, elle a présenté La Chèvre et le Chou en 1997 dans le petit salon de son appartement, mettant en scène des tableaux inspirés de ceux de Goya, Picasso, Magritte, Bosch et Bruegel. Elle récidivait l’année suivante en proposant à nouveau ce cabaret mais, cette fois, dans un lieu public.

Dérapages contrôlés
Si ces "petits miracles" conservent un côté joyeusement bancal, ils sont par ailleurs absolument réglés et peaufinés à souhait. Claudie Gagnon les a bien structurés et longtemps réfléchi. Deux années de conception et d’élaboration du projet, quatre mois de production, la fabrication d’une cinquantaine de costumes, avec une équipe d’une quinzaine de créateurs qui s’affère: figurants, comédiens, habilleuse, éclaragiste, maquilleur; les Hiro Gagnon, Michel Marcoux, Jacques Samson, André Tardif, Jocelyn Théberge, Louise Turquotte, Giorgia Volpe, Sylvain Décarie, Annie Frenette, Johanne Huot, Marie-Josée Houde, Éric Couture, sans oublier les deux excellents musiciens de l’orchestre Ranch-O-Banjo, Martin Bélanger et Frédéric Lebrasseur. Ce cabaret, c’est aussi une idée, celle de la fête païenne. "Je suis partie du thème de la fête et de l’origine de la fête profane", précise-t-elle. Claudie Gagnon a ensuite mené sa recherche dans les classiques de la peinture. À partir des oeuvres choisies, elle a reconstitué une série de tableaux évoquant les quatre saisons et les 12 mois de l’année. Loin d’être des reproductions littérales de classiques de la peinture, ces tableaux vivants s’en inspirent librement. Plus souvent qu’autrement, ce sont les couleurs qui évoquent la succession des mois de l’année, du vert au blanc en passant par des jaunes et des rouges. On reconnaît certains tableaux, comme le Portrait de Sylvia von Harden (1926) d’Otto Dix ou L’Opération de la pierre de folie (1470-80) de Bosch. Plusieurs scènes sont des variations des trois Grâces (trois déesses de la mythologie personnifiant le don de plaire) recevant tantôt des flocons de neige et autres plumes, tantôt des pétales de rose descendant du ciel…. On n’en dit pas plus.

La citation de classiques de la peinture demeure d’une importance toute relative. Que ce soit des scènes de chasse ou de banquet, les tableaux font plus souvent qu’autrement naître l’hilarité générale. Certains (lesquels choisir?) sont de véritables petits morceaux d’anthologie. Ils sont ponctués, la plupart du temps, de deux ou trois actions. La musique, quant à elle, scande les récits, et les spectateurs, installés entre les musiciens et les tableaux, sont au coeur du jeu : "Parfois c’est drôle, explique Claudie Gagnon, parfois c’est triste, parfois les gens pleurent…" On rit surtout. "Pendant la soirée, on boit, on mange, pas des choses toujours bonnes pour la santé… Tous les sens sont sollicités. La participation des spectateurs peut être active. Mais ils ont le choix." Faut-il le souligner, ces tableaux vivants ne sont pas strictement du théâtre, encore moins du mime; ce n’est ni de la chanson, ni du cirque. Mais alors? "C’est une fusion entre les arts visuels, le théâtre, la musique et la performance", répondra-t-elle. Multidisciplinaire, certes, ce cabaret a aussi un accent pop par l’extravagance des costumes, la profusion des couleurs, la cadence musicale, sans pour autant être superficiel. Allégorie du passage du temps et du "cycle de la vie" que ces tableaux sur les quatre saisons? Surtout, une suite de petits miracles, franchement plus merveilleux que misérables…

Jusqu’au 8 octobre
À l’église Notre-Dame-de-Grâce
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