Tissot: les beautés de la vie moderne : L’ombre et la lumière
Le Musée du Québec présente en exclusivité canadienne l’exposition Tissot: les beautés de la vie moderne. Une centaine de tableaux, d’aquarelles et d’estampes où défilent des images plus séduisantes les unes que les autres. Représentations de l’oisiveté de la vie bourgeoise et démonstration de la virtuosité d’un peintre du XIXe siècle.
James Tissot (1836-1902) n’est pas le peintre le plus connu du XIXe siècle. Il fait partie de ces artistes ni plus ni moins éclipsés par les grands impressionnistes de l’époque, Manet, Degas, Pissarro ou Renoir. Des peintres dont les oeuvres innovatrices transgressaient radicalement l’ordre académique et la représentation du monde telle qu’elle s’était construite depuis la Renaissance. Ce sont eux principalement que l’histoire a retenus. Quant à Tissot, surtout reconnu pour son «réalisme saisissant», son travail n’a pas participé avec le même éclat aux grands bouleversements de l’art moderne. Cependant, depuis les années 1960, les historiens d’art revisitent le XIXe siècle et redécouvrent l’apport des oeuvres et des artistes en périphérie des grands mouvements. Cette rétrospective de Tissot s’inscrit dans cette voie. Robert Rosenblum, conservateur au Guggenheim de New York, écrivait dans la revue Débat en 1987: «La perspective moderniste, qui a prévalu au milieu du XXe siècle, est aujourd’hui détrônée au profit de ce qu’on pourrait appeler une reconstruction post-moderniste du XIXe siècle.» Reconstruction, révisionnisme ou réhabilitation, la distance d’un siècle qui nous sépare des débuts de l’art moderne permet assurément de nouvelles lectures, qui ont le mérite d’élargir nos connaissances historiques.
Le Tissot nouveau
Changement de perspective donc. Si on considérait il n’y a pas si longtemps la peinture de Tissot comme étant surtout anecdotique, on semble aujourd’hui lui trouver de nouvelles qualités. Des expositions importantes aux États-Unis et en Angleterre ont stimulé l’intérêt et la recherche sur l’oeuvre de James Tissot. Et le prix actuel de ces oeuvres s’avère proportionnel à l’engouement que lui manifestent les amateurs d’art. Selon le directeur du Musée du Québec, John R. Porter, aussi conservateur de l’exposition, «le musée doit être un lieu de redécouverte et de relecture de l’histoire de l’art. Les remises en question et le renouvellement du regard, poursuit-il, ce sont des nouvelles tendances dans les musées. Avec Tissot, vous avez là un grand peintre qui, à bien des égards, éclaire les impressionnistes». C’est ce qu’on pourra apprécier avec cette rétrospective organisée par The American Federation of Arts de New York et le Yale Center for British Art de New Haven. D’abord présentée à New Haven, cette exposition se rendra à Buffalo après son passage dans la Vieille Capitale.
Quelques détails sur la vie de Tissot
On décrit souvent Tissot comme un peintre difficile à cerner, voire fuyant. Le parcours personnel de cet anglophile, qui dès 1859 prendra le prénom anglais James, permet toutefois d’éclairer quelque peu sa peinture. Après des études aux Beaux-arts de Paris, Tissot a fréquenté l’avant-garde parisienne, Degas et les peintres gravitant autour de Manet. Des peintres avec lesquels il partageait non seulement l’intérêt pour la peinture, mais également des idées républicaines. D’abord attiré par les sujets historiques, il adoptera très tôt les préceptes de Charles Baudelaire formulés dans Le Peintre de la vie moderne en 1863. Dans cet essai, Baudelaire conseille aux peintres d’observer et de représenter le monde contemporain. Cette conception de l’art confrontait celle valorisée par l’enseignement académique, où personnages historiques et récits mythologiques ou religieux constituaient encore les sujets principaux de la peinture. Ainsi, Tissot se révélera rapidement un artiste prometteur et talentueux. Ces différentes participations aux salons annuels parisiens seront remarquées. En 1870, il présentera des tableaux aux sujets modernes tel Jeune femme en bateau. Alors qu’il remportait un certain succès à Paris, il choisira de s’exiler en Angleterre après la chute de la Commune en 1871. C’est aussi le milieu artistique parisien en pleine effervescence qu’il quittera. Puis, lorsqu’en 1974 Degas l’invitera à participer à la première exposition impressionniste, Tissot refusera. Selon certains auteurs, ce refus était lié à la crainte du peintre de perdre sa clientèle. Ce qui ne surprendra pas puisque durant les 10 annnées que Tissot passera à Londres, ces représentations de la bourgeoisie jouiront d’un succès mondains et les commandes et les expositions se succéderont.
C’est à Londres que Tissot rencontrera Kathleen Newton. À la fois modèle et concubine de l’artiste, cette jeune femme divorcée et mère de deux enfants figurera dans plusieurs des tableaux de la période londonienne. Pendant cette liaison non conformiste dans l’Angleterre victorienne, Tissot se détournera progressivement des représentations de la vie publique pour s’intéresser davantage à des scènes plus intimes et familiales. Puis, en 1882, la mort prématurée de Kathleen Newton ramènera Tissot en France. Dès son retour à Paris, il produira une série de peintures sur la femme parisienne. Étonnemment, il sombrera ensuite dans une longue phase mystique qui durera jusqu’à la fin de sa vie, pendant laquelle il réalisera des centaines d’oeuvres illustrant la vie du Christ et l’Ancien Testament. Voyage en Terre sainte, recherches archéologiques et documentaires occuperont près de 30 ans de la vie du peintre. Ces images, loin d’être les plus passionnantes de la production de l’artiste, seront abondamment reproduites et diffusées en Europe et en Amérique.
Entre modernité et tradition
Bien que l’exposition propose des oeuvres de toutes les périodes de la vie de Tissot, elle éclaire surtout la production londonienne qui apparaît la plus intéressante de son oeuvre. Il était alors fasciné par la mode, la vie élégante, bourgeoise et sophistiquée des nouveaux riches. Le peintre pose un regard souvent ironique, parfois sarcastique sur ses contemporains. Avec la distance du dandy, il se moque volontiers de leurs travers, souvent avec humour. Mais évidemment, tout cela est exprimé avec une subtilité qui n’a d’égale que le coup de pinceau précis et fin de l’artiste. Les détails vestimentaires abondent dans des scènes où les regards équivoques et les jeux de séduction mènent le bal. À l’arrière-plan, on retrouve l’Angleterre industrielle avec une exactitude et un goût marqué pour le détail archéologique: les bateaux naviguant sur la Tamise, les cheminées d’usines fumantes, les quais des ports et la vie urbaine de l’époque.
Les tableaux de Tissot conservent une qualité documentaire indéniable et témoignent d’une virtuosité qu’on ne peut qu’admirer. Sa peinture se révèle aussi intéressante dans ses innovations formelles. Admirant A Passing Storm de 1876 montrant Kathleen Newton étendue nonchalamment à l’avant-plan avec derrière elle un ciel orageux qui se lève, le directeur du Musée du Québec rappelle les qualités de la peinture de Tissot: «C’est dans la saisie de l’instant, dans l’originalité du cadrage et dans les grandes diagonales que Tissot est moderne. Ce sont des façons de faire non académiques, non seulement dans la modernité des sujets, mais aussi dans leur traitement.» Si Tissot nous apparaît au premier abord un peintre réservé par la facture presque léchée de ses tableaux, ses mises en pages et le choix de ses sujets s’avèrent effectivement plus originaux. Comme le disait Rosenblum à propos de Tissot: «On croirait voir du Manet, le flou en moins.» Alors que chez ses amis parisiens, l’utilisation de points de vue audacieux et de cadrages presque photographiques participeront à l’élaboration de la peinture impressionniste et à la déconstruction de la représentation, la production de Tissot conservera quant à elle une facture où dominera une perfection technique loin du non-finito et de la liberté des tableaux impressionnistes. Quoique la peinture de James Tissot s’avère beaucoup moins audacieuse que celle des peintres impressionnistes, la rétrospective de son oeuvre est plus qu’une curiosité historique. Certes, elle permet d’apprécier un pan peu exploré de la peinture du XIXe siècle, mais la fréquentation de ses tableaux apparaît aussi propice aux émotions esthétiques. Car si la beauté se révèle dans le détail chez Tissot, c’est parce que le fragment infime est le lieu par excellence où s’exerce la fascination pour la dimension poétique de la peinture. C’est dans le détail que s’exprime l’oscillation fragile entre la matière et la représentation.
Jusqu’au 2 mars 2000
Au Musée du Québec
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