Cyndy Sherman à Toronto : Le pouvoir d'exorciser
Arts visuels

Cyndy Sherman à Toronto : Le pouvoir d’exorciser

Après plusieurs villes américaines et européennes (mais, hélas, pas Montréal), Toronto présente, encore pour deux semaines, une rétrospective majeure de la photographe Cindy Sherman. Troublant.

Son oeuvre a donné lieu à de multiples interprétations par plusieurs théoriciens et critiques importants. L’artiste fait déjà partie de l’histoire de l’art, des éminences – tel Morimura Yasumasa – ont cité (parodié?) ses photos et son style de plus en plus baroque.

Cindy Sherman, depuis maintenant deux décennies, exerce sur nous une profonde fascination à travers des images très intrigantes. Car, comment interpréter ses photos où elle s’est souvent représentée dans une continuelle performance, constamment en métamorphose, sous les traits de femmes très dissemblables? Que penser de ces différents costumes inspirés, par exemple, de films (de série B, mais aussi proches parfois de l’imaginaire de Hitchcock) et de photos de mode des années 50 et 60? Que dire de ces poses surprenantes se référant aux centerfolds des revues pornos, et qu’Artforum a refusé de publier, y voyant une réaffirmation de stéréotypes sexistes?

Pour les uns, elle symbolise un art féministe qui dénonce la perte d’identité subie par le corps des femmes soumis au regard de l’homme. Pour les autres, elle représente l’exemple même du postmodernisme: soit la fin d’une époque où les identités étaient fixes et monolithiques. Notre féminité et notre masculinité dépendraient largement d’un code normatif imposé par la société. Tout cela a bien du sens. Pourtant, à voir les images de Sherman regroupées jusqu’au 2 janvier au Musée de beaux-arts de l’Ontario, en provenane des Musées d’art contemporain de Los Angeles et Chigago, on a le sentiment que ces explications ne sont guère suffisantes.

Comme le faisait remarquer l’historien d’art Daniel Arasse, pour comprendre l’oeuvre de Cindy Sherman, il faut tenir compte (malgré ce que plusieurs ont pu écrire) de l’aspect très intime de son art et du fait que ses photos sont souvent des autoportraits (thème auquel a commencé de réfléchir, en peinture, dès l’université). Et si, en fait, toutes les photos de Cindy Sherman n’étaient que des autoportraits, des morceaux d’une autobiographie? Sans pour autant tomber dans le narcissisme (même blessé et défiguré) qu’évoque Arasse. Absente de ses images, elle continue à s’interroger sous toutes les coutures. Et pas seulement, pour reprendre une phrase d’une chanson célèbre de Dalida, pour se transformer et devenir \«toutes les femmes». Et pas non plus pour noyer son identité, la faire éclater. Au contraire.

Tentons une interprétation supplémentaire. En fait, toutes les images de Sherman tournent autour d’un seul sujet: comment appréhender la peur. Comment ne plus craindre la mort, la maladie, l’agression, la vieillesse, la dégénérescence; mais aussi les limites très restreintes de notre existence et de ce que nous pourrons faire avec notre vie? Pour Sherman, la réponse à ces inquiétudes réside dans une forme d’introspection digne de la psychanalyse, dans un travail effectué sur soi.

Un documentaire accompagnant cette expo (Nobody’s Here But Me de Mark Stokes) nous indique qu’il faut suivre cette piste. Son ami, Robert Longo, y raconte que pendant assez longtemps Cindy avait peur de se promener dans New York et ne sortait pas de son appartement. Elle-même explique ses craintes dans cette ville où elle tentait d’avoir l’air dure, de faire peur ou de ressembler à un homme. Et dans plusieurs de ses images, elle a opéré cette métamorphose masculine (Untitled #109, par exemple). Une des premières choses qu’elle projette alors (dans ses Untitled Film Stills, réalisés entre 1977 et 1980) est l’imaginaire des images des années 50 et 60, qu’elle a héritées de son enfance et certainement de ses parents. On peut y voir une tentative de remémorisation, de recomposition d’un univers ancien qui l’a marquée. Ces images nous parlent aussi de cette étrange sensation que l’on a devant les photos anciennes de sa mère ou de son père. Souvent, on y voit combien ils ont été imprégnés (jusque dans leurs corps, dans leurs poses et leurs gestes) par leur époque. Il y a quelque chose de troublant là-dedans. Comme si l’on perdait du coup soi-même sa liberté. Tout serait joué, nous aussi nous serions trahis par notre époque.

Et une telle lecture pourrait se poursuivre. Quand on voit, dans le documentaire, Sherman en train de remembrer des mannequins plus ou moins dégoûtants utilisés en médecine, ou encore les maquillages effrayants qu’elle s’appose, on réalise que finalement son oeuvre est avant tout un travail sur elle-même, sur un désir de dépasser certaines peurs.

On adorera cette expo, car, à travers 150 oeuvres, elle nous offre des instruments pour mieux comprendre l’univers de Sherman. Malgré la diversité des thématiques abordées, on y voit se déployer une recherche d’une grande cohérence. La présentation dans une petite pièce, d’une série de textes critiques sur le travail de Sherman publiés dans les revues Artpress, Artforum, Parkett, entre autres, permet de saisir encore mieux cette démarche. Il est passionnant de pouvoir consulter les différentes interprétations de son oeuvre. Une façon de faire qui devrait être reprise par d’autres musées.

Pour en savoir plus, on peut visiter le site du Musée d’art moderne de New York: www.moma.org/exhibitions/sherman/selectedworks.html

Jusqu’au 2 janvier

Musée des Beaux-Arts de l’Ontario à Toronto