Laylah Ali : Et Dieu créa la femme noire
Arts visuels

Laylah Ali : Et Dieu créa la femme  noire

L’artiste afr0-américaine Laylah Ali interroge son identité et surtout l’histoire de ses ancêtres dans son exposition à la Galerie Les Modernes. Une façon plus subtile d’intervenir dans les rapports de pouvoir.

Une des caractéristiques de l’art contemporain, depuis une trentaine d’années, s’exprime dans le désir des artistes de se réapproprier (de reconstruire, pourrait-on dire) un récit historique avec des identités sociales ou sexuelles autres que celles valorisées par l’homme blanc hétérosexuel. Depuis les années 60, les femmes artistes ont opéré une telle réécriture du monde. Bien sûr, on peut citer encore Judy Chicago qui a dressé, avec The Dinner Party, en 79, une table pour des femmes remarquables du présent et du passé; mais plus récemment Eullalia Valldosera qui (au Musée d’art contemporain au début 99) a réinvesti l’espace de la cuisine, traditionnellement féminin, ainsi que les produits de nettoyage et même l’activité du travail ménager; Vanessa Beecroft, avec ses performances de «mannequins»; et, plus près de nous, Nadine Norman (dont on vous parlait la semaine dernière pour son expo chez Lilian Rodriguez) qui rejoue le travail des prostituées avec Call Girl… Les femmes ont ainsi réussi à prendre une place primordiale en art contemporain et à occuper le devant de la scène artistique. Ont-elles pour autant déconstruit définitivement l’aura du pouvoir masculin? L’artiste contemporain le plus cher demeure un homme: Jasper Johns.
Laylah Ali, artiste afr0-américaine – née en 1968, année de l’assassinat de Martin Luther King – , interroge elle aussi son identité et surtout l’histoire de ses ancêtres qui est encore à l’heure actuelle méconnue aux États-Unis (et a fortiori dans le reste du monde). Qui a entendu parler de Nat Turner? Esclave noir de Virginie, il est pourtant un des rares avec Gabriel Presser et Denmark Vesey à avoir réussi à fomenter une révolte contre les Blancs esclavagistes. En 1831, avec moins de 100 esclaves, Nat Turner réussit à faire peur au pouvoir blanc qui dépêcha 3000 hommes (!) pour le capturer et le pendre.
La série Nat Turner de Laylah Ali, présentée par le commissaire Stefan St-Laurent, n’est pas à proprement parler une illustration de cet événement. Cen’est pas une fresque historique comme les hommes blancs en ont tant réalisé (comme le peintre français David avec Napoléon). De très simples dessins griffonnés, volontairement gauches, s’y réfèrent, plus ou moins, par des représentations de situations violentes. Ils nous disent une relecture libre de l’histoire des Noirs en Amérique. On y voit, par exemple, un personnage à genoux, les mains liées dans le dos,sur le point de se faire tuer. Sur ce dessin est écrit, tel un défi à l’histoire: «I am still bigger». Un autre dessin est comme un autoportrait de Laylah Ali, le poing levé, à l’image des militants du «Black Power». Elle n’y semble cependant pas tout à fait convaincue de son geste, comme si elle se demandait si c’est ainsi qu’elle peut être la digne héritière de son passé. Maintenant qu’est révolue la grande époque des révolutions noires (avec ses héros masculins, dont les images étaient en permanence accrochées aux murs de la maison des parents d’Ali) et que l’égalité entre Noirs et Blancs n’est toujours pas vraiment réalisée, voilà une problématique pertinente. Comment continuer à revendiquer? Quelle manière sera la plus juste? L’art est-elle la réponse de Laylah Ali? Si c’est le cas, il s’agit, pour reprendre le titre d’une expo qui s’est tenue en France récemment, de le faire à des niveaux «micropolitiques». De petits dessins, évoquant une importante histoire mais très simplement narrée, presque comme un conte, s’infiltrent plus facilement dans nos esprits à cause de leur apparence étrangement enfantine. Dans cette manière de faire, il y a quelque chose d’interpellant, sans aller du côté du pamphlet ou du manifeste.
On appréciera aussi ses dessins de Brownheads où l’on peut voir des personnages qui se tirent la langues. Ils semblent rejouer des attitudes gestuelles proche du voguing des drag queens (repris par Madonna) qui mettent en scène le mépris que la société affiche envers eux. Ses personnages aux têtes rondes ont quelque chose des dessins animés de South Park.
Nous aimons beaucoup aussi larelecture que fait Ali des portraits (décentrés dans leur cadre) des présidents américains. Des Brownheads tirent la langue à deux présidents qui s’opposèrent à la reconnaissance des droits des Noirs… Ali a-t-elle trouvé une façon plus subtile d’intervenir dans les rapports de pouvoir? On l’espère.

Jusqu’au 30 avril
À la Galerie Les Modernes

L’art de demain?
Décidément, le milieu de l’art, ces temps-ci à Montréal, se cherche de nouveaux lieux d’exposition pour trouver un plus grand public et pour surprendre les amateurs. Après l’Association des galeries d’art contemporain qui s’est perchée au 20e étage de la Place Ville-Marie, maintenant c’est au tour des étudiants de premier cycle et de maîtrise en arts plastique à l’Université Concordia de se nicher à l’Hôtel Delta (475, avenue Président Kennedy). L’art semble vouloir prendre son envol en dehors des galeries.
Dans cette expo réalisée par les conservatrices Julie Keller et Janet Bellotto, nous avons apprécié plusieurs créations de ceux qui, nous l’espérons, seront les artistes de la relève. Les paris sont ouverts.
Citons quelques-uns de ces nouveaux créateurs. Ana Rewakowicz fait sa star. Elle joue sur sa ressemblance avec Madonna pour se transformer et devenir une autre personne. Trait de l’époque postmoderne où l’on veut avoir plusieurs vies et plusieurs identités? La série de photos qui documente sa transformation est très amusante et pose un regard un peu acide sur la madone du rock. Très réussi. Repoussantes, et presque dégoûtantes, les pièces de Kathleen Sellars. Ce sont comme des casques de bain grouillants de moulages d’oreilles et de doigts. Ces formes hybrides sont à retenir (du bout des doigts). Nous voulons voir davantage du travail de cette artiste. Les peintures (très habiles techniquement) d’immeubles de Montréal (Place Dupuis, Complexe Desjardins…) de Kevin Willson semblent peut-être un peu sages au premier coup d’oeil, mais elles sont preque inquiétantes. Les fenêtres y ont un petit côté cartes perforées pour ordinateur, et l’ensemble revêt un aspect de ville fantôme. La série de poissons épinglés, de Kate Rusko, est une intelligente relecture des artistes du Nouveau Réalisme. Quant à Jason Baerg (dont nous avions déjà pu voir le travail au Belgo, en décembre dernier), il poursuit une peinture qui se réapproprie l’enfance et qui fait penser à de l’art naïf. Mais c’est un faux candide. Des éléments – ici, des tipis en retrait, poussés en marge du tableau et de la ville; là, un homme d’affaires en train de prendre son avion dans une banlieue un peu trop caricaturée – parlent d’une «américanité» pas aussi légère qu’on pourrait le croire. À voir.

Jusqu’au 30 avril
À l’Hôtel Delta

À signaler
– Si vous avez raté l’exposition des peintures de Jean Dallaire (1916-1965) l’été dernier à Québec, vous pouvez vous rattraper en effectuant une visite au Musée des beaux-arts. Certes, son art fut un peu trop à la remorque des cubistes et des surréalistes, mais il mérite néanmoins une reconsidération certaine. Les oeuvres de jeunesse (et en particulier son Autoportrait de 1938) sont admirables. Jusqu’au 30 avril. Et puisque nous parlons du MBAM, soulignons un événement d’importance, signe du rayonnement de cette institution. Après un arrêt à Barcelone, l’expo Cosmos, réalisée par ce Musée (et que le public montréalais avait pu admirer en 99), est présentée jusqu’à la fin juillet, dans une version modifiée et augmentée (de plusieurs artistes italiens), à Venise, au Palazzo Grassi.