Pipilotti Rist : Libre comme l’art
Imaginez Madonna s’appropriant les théories néomarxistes! C’est un peu le programme que propose la vidéaste suisse Pipilotti Rist. L’étoile montante du milieu de l’art européen est à Montréal pour une exposition fort attendue au Musée des beaux arts.
Pipilotti Rist
est, à 38 ans, une des étoiles montantes du milieu de l’art européen. Il faut dire qu’après des passages notables à la biennale de Venise en 97 et à celle de Berlin en 98, elle a réalisé en 99 une expo très remarquée au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Cela lui a valu une couverture de presse impressionnante. Elle a fait la page couverture de Flash Art; et fut l’objet d’articles dans Frieze, Artforum, Beaux-arts Magazine… Ceux qui ont pu voir cet événement parisien en parlent encore avec fascination.
La revue Parachute vient, à son tour, de lui consacrer sa couverture et une importante analyse théorique. Il faut dire que la Suissesse – qui vit et travaille à Zurich – tente maintenant de conquérir l’Amérique avec une installation vidéo sur le grand écran de Times Square à New York [voir encadré] et avec une première expo solo dans un musée sur ce continent, au Musée des beaux-arts de Montréal. Nous pourrons donc, en grande primeur, à partir du 11 mai, apprécier la magie de son univers artistique. Représentée ici par la galerie Luhring Augustine de New York (qui s’occupe aussi d’autres artistes internationaux comme Janine Antoni, Larry Clark, Yasumasu Morimura, Rachel Whiteread…), est-elle vraiment un nouveau phare de l’art contemporain ou seulement une étoile filante, comme le milieu et le marché de l’art en produisent beaucoup? Que nous propose donc de si nouveau, de si rafraîchissant et de si intelligent – à la fois – cette jeune femme?
Dans l’ouvrage L’Art au tournant de l’an 2000 (la nouvelle bible du milieu de l’art contemporain) on peut lire que son travail de vidéaste, «tapageur, haut en couleur, insolent et en même temps d’une grande assurance», lui a permis de «conquérir rapidement la scène artistique en prouvant qu’il est possible de rivaliser avec la masse de clips vidéo tout en ayant une production qui se situe à un niveau supérieur». Rist, y apprend-on, s’intéresse à «la lutte des classes qui fait rage entre la culture de l’écrit et celle de l’mage»! Comme si Madonna s’appropriait les théories néomarxistes? Voilà tout un portrait. Qui nous montre, malgré une légèreté apparente, des préoccupations politiques plutôt rares de nos jours dans un milieu de l’art plus souvent qu’autrement très tourné vers un succès médiatique et commercial rapidement acquis.
Mais qui est donc Pipilotti? Son nom est déjà toute une promesse, un programme, une attitude par rapport à l’art et à la vie. Si elle a choisi de se «prénommer» Pipi, c’est en l’honneur du personnage Fifi Brindacier (qui se nomme ainsi en allemand) apparu dans un roman de l’écrivaine Astrid Lindgren, après la Seconde Guerre mondiale. Adapté pour une série télévisée, ce personnage a fait le bonheur de plusieurs gamins. Vous vous souvenez certainement de cette enfant qui vivait seule avec des animaux, sans mère ni vraiment de père (un marin qui faisait de rares escales), libre de toute contrainte. Forte comme dix, courageuse, capable de surmonter les problèmes sérieux des adultes avec un imaginaire d’enfant, elle représente bien l’atmosphère que souhaitent créer Pipilotti Rist et son oeuvre. À la fois d’une grande légèreté et d’une grande profondeur. Fifi brin de folie. Mais aussi Fifi art d’acier, qui s’attaque à bras-le-corps au sens de la vie. Quant à Lotti c’est le surnom que ses parents lui ont donné petite. Là encore, rien de l’attitude conventionnelle et très sérieuse de l’artiste à la conquête du monde. Elle est la petite diablesse de l’avant-garde postmoderne qui a effectué un croisement entre le vidéoclip et le vidéo d’art, entre MusiquePlus et Nam June Paik (avec lequel son travail a en effet plusieurs affinités). Elle a fait partie, pendant six ans, d’un groupe de musique, Les Reines prochaines, et son art vidéo fait converser le son et l’image avec intensité.
L’ironie, la dérision, l’humour sont les clés que Rist a trouvées pour parler de la société. En faisant une pirouette. Voilà ce que l’on peut voir dans son vidéo I’m Not the Girl Who Misses Much qui parodie le clip Wicked Game de Chis Isaac (réalisé par Herb Ritts). Cette chanson nous parle d’amour et de tristesse. Sauf que l’océan habituellement empli de corps esthétisés et bronzés se trouve ici envahi de divers détritus. Et puis on entend Rist qui chante à tue-tête et sa plainte, la peine amoureuse s’y trouve soudain comme ridiculisée. C’est à l’opposé de l’attitude amoureuse et de la douleur présentes dans le travail récent de Geneviève Cadieux, que l’on peut voir dans l’autre pavillon du MBAM.
Détournement majeur
Mais que souhaite offrir Rist à ses spectateurs? «Mon travail se veut libérateur», explique l’artiste rencontrée jeudi dernier, pendant le montage de son exposition au Musée. Mais de quoi? De la société de consommation? Des images sans contenu qui sont produites par le monde actuel? De la technologie moderne si aliénante et si inhumaine? Pas si simpliste, la création de Rist. «Je ne refuse pas que l’on compare techniquement mes créations aux images commerciales élaborées grâce à toute la panoplie des nouvelles technologies, mais nos contenus sont tout à fait différents.»
Effectivement, son travail utilise toutes les techniques de la vidéo les plus contemporaines, comme le vidéoclip. Nous pourrions alors résumer son processus de création en disant qu’elle s’infiltre dans le système de production d’images de la société capitaliste (en s’appropriant plusieurs de ses méthodes de production) pour le pervertir. C’est-à-dire, au sens premier du terme pour le renverser, le retourner sur lui-même, le détourner de son but premier. Elle souhaite ainsi nous affranchir des pièges de la vie que la société nous impose (et que nous croyons ne pas avoir choisis) mais que l’on se donne aussi soi-même! Rist questionne les règles (qui manquent de logique) que l’on applique dans le quotidien. «J’aime faire éclater les structures d’enfermement que nous construisons dans notre travail, dans nos rapports amoureux et même dans nos sexualités», résume-t-elle.
Son oeuvre devrait nous permettre de nous affranchir et de dépasser desproblèmes qu’on imagine plus grands qu’ils ne le sont. Un art de la liberté, donc. Qui permettrait de se désaliéner mais, ajoute-t-elle, «sans blesser les autres, en construisant une forme de bonheur proche de l’enfance sans que cela soit enfantin». Art utopique?
Le conservateur de l’art contemporain au Musée des beaux-arts, Stéphane Aquin, a eu l’idée de cette présenter cette expo en primeur à Montréal. Il ne tarit pas d’éloges à son sujet. Aquin est tombé amoureux de son travail en 1998, lors d’une visite à New York, au Musée Guggenheim qui exposait alors les finalistes du prix Hugo Boss. C’est là qu’il a vu Sip My Ocean, vidéo d’une grande force. Il a été aussi bouleversé par l’extraordinaire dispositif d’Unselfish in the Bath of Lava, installé sur le parquet de bois du Centre d’art contemporain de Manhattan P.S.1, et qui montre Rist en enfer demandant de l’aide au spectateur. Aquin parle, lui aussi, du sentiment de libération présent dans les créations de Rist: «Cela ouvre des valves d’émotions peu discutées; des sentiments contraires comme la nostalgie et le désir, le manque et la joie; des émotions d’amour complexes, envahissantes et pas tout à fait contrôlées. Rares sont les oeuvres d’art qui ont ce pouvoir d’émotion, sans le faire au détriment de l’intelligence», ajoute-t-il.
Stéphane Aquin souligne qu’une des grandes qualités de ce travail est de constituer une utopie alternative en s’adressant à un large public avec le langage (technique et formel) de notre époque. Une folie libératrice va donc déferler sur le MBAM ainsi qu’à la Galerie Oboro, qui s’est jointe au projet. Pipilotti Rist y réalisera un nouveau vidéo et on y verra, dès le 13 mai, plusieurs monobandes. y
Pour en savoir plus sur le bonheur libérateur que nous offre Pipilotti Rist on peut consulter bien sûr le site du Musée des beaux-arts, mais aussi celui de sa galerie new-yorkaise www.luhringaugustine.comainsi que le site suivant: www.eyekon.ch/pipilotti/Ae0.html .
Du 11 mai au 6 août
Au Musée des beaux-arts
Voir calendrier Musées
Du 13 mai au 11 juin
À la Galerie Oboro
Voir calendrier Galeries
La vidéo au «carrefour du monde»
Le public américain croit avoir tout expérimenté? Pour attirer son attention, il faut lui en mettre plein la vue. Si vous allez à New York prochainement, faites, pour une fois, comme les 20 millions de touristes qui chaque année visitent Times Square. Vous ne le regretterez pas. Car Pipilotti Rist, ne reculant devant rien, a pris d’assaut cette célèbre place et son écran géant Panasonic de 10 mètres par 12 qui en occupe magistralement le côté sud! De 9 h 15 à 12 h 15 tous les jours, à la 15e minute de chaque heure (et durant une minute), on y voit Pipilotti Rist, le visage écrasé contre une vitre comme si elle essayait de passer sa tête à travers la fenêtre de l’écran de Times Square. Une tête de plusieurs mètres de haut! La nouvelle star du vidéo aurait-elle déjà la grosse tête? Malgré le charme et la grâce de son oeuvre ainsi que de sa personne? Non, puisque l’atmosphère qui se dégage de son travail est très conviviale, très irrévérencieuse, et ceci même à l’égard de sa propre image.
Dans ce vidéo, elle se montre les cheveux en bataille et le maquillage dégoulinant. Avec ce projet, elle essaie plutôt de déborder du cadre habituel de l’art des galeries et des musées.
Sur cette même place, dans les années 80, des artistes comme Keith Haring ou Jenny Holzer ont eux aussi tenté avec une certaine efficacité d’élargir les liens entre l’art et le public au moyen d’images sur des écrans géants. S’ils ont utilisé ce lieu, c’est parce qu’il symbolise tout un système de communication moderne mais aussi un monde de création. Times Square c’est, pour beaucoup d’Américains, le «carrefour du monde».
Pipilotti Rist intervient donc au coeur d’un système de communication et au sein d’un des hauts lieux de la culture américaine. Il faut dire que ce vidéo, intitulé Open my Glad, a été réalisé grâce au Publi Art Fund, qui n’hésite pas à prendre les grands moyens pour rejoindre le public. Cet organisme new-yorkais présente, depuis plus de vingt ans, les travaux d’artistes contemporains dans des endroits publics les plus divers. Son mandat est de développer de nouvelles formes de création, hors des lieux conventionnels, afin de les rendre plus accessible au grand public
Fin avril, grâce à ce fonds pour les arts, le public new-yorkais a eu droit à une performance de Vanessa Beecroft sur un porte-avion de la Seconde Guerre mondiale, l’Intrepid, aménagé en musée des forces armées…
Vous pouvez avoir une bonne idée du dispositif mis en place par Rist sur Times Square en visitant le site suivant: www.squaretimes.net
Jusqu’au 20 mai
Au coin de la 42e Rue et 7e Avenue à Manhattan