De Renoir à Picasso : La culture du réconfort
Arts visuels

De Renoir à Picasso : La culture du réconfort

Avec De Renoir à Picasso: chefs-d’oeuvre du Musée de l’Orangerie, le Musée des beaux-arts nous convie à l’extase devant des enfilades de «chefs-d’oeuvre» réalisés par de grands noms de la peinture. Dans les faits, il s’agit d’une collection assez sage dans ses choix esthétiques qui affiche quelques bonnes pièces.

Le critique d’art français Nicolas Bourriaud raconte, dans un de ses livres (Formes de vie), une histoire qui porte à réfléchir sur la place qu’occupe la culture dans nos sociétés. Il y a maintenant quelques décennies de cela, l’écrivain polonais Witold Gombrowicz, en visite au Louvre, fut stupéfié par l’attitude souvent béate et sans grande conviction des spectateurs devant La Joconde. Pourquoi se prosternaient-ils tous ainsi devant ce tableau de Léonard de Vinci? L’admiration portée à certains chefs-d’oeuvre ne serait-elle qu’une convention, une forme d’«intoxication»? Et Bourriaud de conclure sévèrement: «(…) et si l’image de Mona Lisa, loin d’élever l’humanité, ne produisait que stupeur et réflexes conditionnés? Cette relation fétichiste à l’art finira-t-elle par crétiniser et asservir la communauté humaine?»

Souvent, on a le sentiment que les musées nous convient à l’extase devant des enfilades de «chefs-d’oeuvre» réalisés par de grands noms. L’art est depuis longtemps comme une foi; ses créations, des images pieuses élaborées par des êtres vénérables. Et ce n’est d’ailleurs pas un phénomène limité aux musées et à l’art ancien. Des cohortes d’amateurs d’art apprennent par coeur des noms de vedettes contemporaines entraperçues dans des revues et répètent leurs patronymes sans avoir quoi que ce soit de vraiment profond à dire sur leur travail. L’art est affaire de nom. Et les musées participent à cette culture de la reconnaissance plutôt que de l’expérimentation. Nous allons souvent dans les musées et les galeries pour être confortés dans nos goûts et dans notre savoir plutôt que pour découvrir des oeuvres nouvelles et remettre en question nos choix esthétiques… Cela s’appelle la culture du réconfort.

Ces jours-ci, une importante expo au Musée des beaux-arts participe à cette entreprise. Dans l’expo De Renoir à Picasso: Chefs-d’oeuvre du Musée de l’Orangerie, on retrouvera toute une série de grands noms. Chaque salle en porte, en grosses lettres, la marque. La publicité qui en vant les mérites insiste aussi là-dessus. Mais, pour autant, y verrez-vous des chefs-d’oeuvre?

Cette collection, assez sage dans ses choix esthétiques, bâtie en partie par le célèbre marchand Paul Guillaume, est marquée du sceau du retour à l’ordre des années vingt et trente. Revue et corrigée par sa femme après sa mort (et son second époux Jean Walter), elle ne comporte pas – loin de là – que de bonnes pièces.

De Derain, on ne verra pas les recherches en fauvisme, aux couleurs parfois acides, mais des réalisations plus que conventionnelles. Seul, peut-être, Arlequin et Pierrot échappe à la banalité du travail de cet artiste repenti, qui s’est senti coupable d’avoir été trop moderne. De Renoir, on pourra surtout voir des peintures réalisées (en s’inspirant de Raphaël et d’Ingres) après un voyage en Italie en 1881, alors qu’il voulait revenir à une certaine forme de classicisme. Jamais les idées de la Renaissance ne furent aussi bien trahies. Renoir a fait par la suite une quantité incalculable de croûtes, de glaçage, de gâteaux, avec des sujets d’une grande mièvrerie et où pointe ici et là un voyeurisme de vieil homme en mal de jeunes filles. Portrait de deux fillettes et Yvonne et Christine Lerolle au piano sont à classer dans cette catégorie. Quoique beaucoup de nos contemporains risquent d’aimer ces tableaux, car ils sont proches d’une esthétique kitsch très à la mode ces temps-ci. Les femmes aux seins ridiculement énormes de John Currin ou de (la médiocre peinture de) Lisa Yuskavage (à laquelle la revue Artforum a dédié récemment un article élogieux) en sont la preuve. Heureusement, Bouquet dans une loge (qui doit beaucoup à Manet) sauve un peu la mise. Quant à la peinture Marie Laurencin… je ne peux trouver rien de positif à en dire.

Depuis quelques décennies, on assiste à une surexposition de certains artistes. Cet été, au Musée des beaux-arts d’Ottawa, le directeur Pierre Théberge présente Monet, Renoir et le paysage impressionniste, alors que l’an dernier nous avions droit à Monet au MBM, Van Gogh au MBA d’Ottawa… et j’en passe. Ces expos apportent rarement quelque chose de nouveau à la lecture de ces oeuvres. Au risque de passer pour un trouble-fête, je propose un embargo d’au moins dix ans sur tout projet d’exposition sur les impressionnistes, les post-impressionnistes, sur le Picasso des périodes rose, bleue et néoclassique, le Matisse des années vingt… Bref, sur une bonne partie des débuts de la Modernité. Plus on monte des expos de ces artistes, moins nous voyons leurs oeuvres. Elles deviennent comme un papier peint que nous ne regardons plus, alors que nombre de ces pièces furent non pas le signe de la culture bourgeoise B.C.B.G., mais plutôt l’indice d’une révolte.

Malgré tout, on ira au Musée des beaux-arts pour certains Cézanne, Modigliani et Soutine. Le portrait de Paul Guillaume, par Modigliani, avec ses empâtements, prend ses distances par rapport à l’esthétique léchée et proprette présente dans beaucoup d’autres pièces.

Quant à la présentation de l’ensemble, elle est vraiment trop simple, et les panneaux explicatifs, trop courts. Le Musée nous avait pourtant habitués avec Cosmos et Exilés + émigrés, à des scénographies plus originales. Bien que quelques détails pourraient éventuellement laisser entrevoir une nouvelle muséologie (en faisant penser à la présentation du Musée Picasso à Paris). Superbe est, par exemple, cette trouée à travers des pièces qui permet d’en parcourir d’un seul regard l’enfilade et d’apercevoir dans l’une des dernières salles le portrait de Paul Guillaume. On reprochera en revanche à l’ensemble son éclairage (très à la mode ces temps-ci) qui entoure d’une manière insistante les tableaux. Outre le fait qu’il produit des ombres avec la partie supérieure des cadres, il nous empêche de vraiment savoir si la luminosité vient des jeux des couleurs de la peinture ou des halogènes. Cela confère à certains tableaux une aura de sainteté. Quoique pour des reliques, c’est peut-être normal.

Jusqu’au 15 octobre
Musée des beaux-ars

Back to the future
Il y a deux semaines de cela, à propos de l’expo de Claire Savoie, chez Skol, nous évoquions le fait que depuis quelques années s’exprime un retour en force (internationalement ainsi qu’au Québec) d’une esthétique minimaliste ou post-minimaliste. La relecture de l’art des années soixante et soixante-dix est un phénomène d’une grande amplitude dont on peut apprécier toute une série d’exemples dans une expo remarquable à la Galerie Christiane Chassay. Intitulé Spilled Edge Soft Corners, cet événement est en provenance de la Blackwood Gallery de l’Université de Toronto à Mississauga (et a été conçu par la commissaire Barbara Fischer). Certains des artistes (canadiens et américains) que vous y retrouverez n’ont jamais été vus à Montréal. Il était temps. Espérons que nous pourrons les connaître davantage très bientôt.

Car on apprécie beaucoup cette appropriation du travail de Robert Morris ou bien des dernières sculptures d’Eva Hesse lorsque ces artistes inventaient les sculpture molles (et faisaient déjà, eux aussi, une relecture critique du minimalisme). Plusieurs différences démarquent ces artistes et leurs confrères de la génération précédente: un usage fort de la couleur, la disparition de matériaux industriels au profit d’objets (ou d’une atmosphère) de l’ordre du privé. Lits pliés, roses recouvertes de peinture, toiles suspendues comme un rideau nous parlent d’une expérience plus intime du monde. On apprécie beaucoup le travail d’Andy Patton, de Robert Youds ainsi que de Jessica Stockholder, qui fait un travail souvent échevelé et agréablement rebutant. Vous y verrez aussi des pièces de Polly Apfelbaum, François-Marie Bertrand, Eric Cameron, John Weward et Mary Scott. Il vous reste jusqu’à samedi. C’est une expo exceptionnelle.

Jusqu’au 10 juin
Galerie Christiane Chassay

À signaler:
L’art ne se dévore pas que des yeux. Il y a de cela plusieurs mois,la revue Beaux Arts lançait une rubrique «Art culinaire» qui a permis à des artistes comme les Kabakov, Vik Muniz ou Ben de donner leurs recettes créatives. C’est au tour d’Espace de nous concocter un numéro dédié à «L’art et la nourriture». Le lancement aura lieu au Musée d’art contemporain, le mercredi 14 juin à 17 h 30. L’artiste Christine Lebel (qui avait fait une expo bien savoureuse de chocolat à la Galerie Dare-dare il y a un an) offrira à nos palais quelques-unes de ses oeuvres.