Lynn Cazabon / Gershon Iskowitz : Le devoir de mémoire
La photographe américaine Lynn Cazabon tente de capter des restes d’une petite histoire non monumentale mais essentielle. De son côté, avec son oeuvre, le peintre juif polonais Gershon Iskowitz a métamorphosé la souffrance de son passé pour en faire rejaillir la lumière.
Au premier coup d’oeil, les murs de la Galerie Vox semblent couverts de photos montrant de simples motifs jacquard ou des tissus plaids quadrillés, de ces tartans qui servent d’étoffe aux kilts. Et comme devant cette pièce du costume national des Écossais, on se demande bien ce qui se cache là-dessous… Quel est le sens de tout cela? Quel est le propos véhiculé par les images de Lynn Cazabon?
Puis, le spectateur s’approche et scrute ces motifs. Il voit qu’en fait il s’agit d’une surimposition d’un réseau de pellicules de films comme tramées les unes avec les autres. Voilà une double métamorphose: la bande de film qui se transforme, lors de la projection, en images animées presque réalistes redevient dans les mains de Cazabon -mais c’est aussi le travail du temps qu’elle énonce ainsi – un banal matériau, une forme en aplat sans volume et frôlant l’abstraction. Voilà un travail qui parle de l’oubli.
Car il reste dans ces images des bribes de narration qu’on pourrait aller extraire. Comme une forme de mémoire moins connue, moins démesurée et surtout refoulée. Dans l’une d’elles, le spectateur peut voir une série d’images de films pornographiques récupérés chez un particulier par Cazabon; dans une autre, des scènes de slapstick dignes de ces comédies qui ont proliféré au début du cinéma; dans une autre encore, une forme d’autoportrait un peu voyeur du corps nu de l’artiste… Le tout s’énonçant à travers une récupération du travail de fabrication ou de couture des tissus par des ouvrières dans les manufactures tout au long de l’ère industrielle.
Ces photos ressemblent aussi à des images prises par des physiciens à l’aide d’un accélérateur de particules pour prouver l’existence de minuscules éléments de matière, traces du fonctionnement de la vie. Le travail de cette artiste vivant à Baltimore et enseignant à l’Université du Maryland devient alors une tentative de capter des restes d’une petite histoire non monumentale mais essentielle.
Voilà un discours qui n’est pas très nouveau (du moins, depuis Michel Foucault), qui mérite cependant d’être parfois répété: l’Histoire n’est pas composée que d’événements héroïques nobles mais aussi par une histoire plus secrète et plus diffuse, une histoire de la sexualité, du rire, du plaisir, de même que du travail au quotidien qui parfois disparaît vite de la mémoire collective.
Jusqu’au 10 février
Galerie Vox
Des ténèbres à la lumière
Comment survivre à une épouvantable tragédie, à une terrifiante douleur, à l’horreur, aux plus terribles des souffrances que le destin peut infliger? C’est ce type de question que le travail de Gershon Iskowitz, présenté à la Galerie René Blouin, nous demande de méditer.
Né en Pologne en 1921, Iskowitz a passé presque toute la Seconde Guerre mondiale dans des camps de travail puis dans les effroyables camps de concentration d’Auschwitz (en 1943) et de Buchenwald (en 1944). Il y a perdu toute sa famille proche. Durant ces années de terreur, il a trouvé les moyens de continuer à dessiner et à peindre. Et il a poursuivi sa démarche d’artiste après son arrivée au Canada, en 1949, en recréant systématiquement les images qu’il avait élaborées dans les camps mais qu’il n’avait pu conserver.
À partir de 1952, sa peinture figurative, empreinte de souffrance et d’une mémoire lourde à porter, s’est transformée en une explosion abstraite de couleurs vives! Sa création s’est alors éloignée d’un art proche de Chagall, de Kokoschka (avec lequel il a eu quelques cours privés) ou de celui de Charlotte Salomon (morte à 26 ans à Auschwitz et dont on pouvait voir l’an dernier une rétrospective à l’Art Gallery of Ontario).
Même si nous préférons largement ses petites aquarelles de la fin des années 40 (montrées dans la petite salle de la galerie), traitant de la culture juive, aux tableaux de la grande salle, il n’en reste pas moins que sa création est un éblouissant voyage des ténèbres à la lumière. Par quel mystérieux chemin souterrain de l’âme est-il arrivé de l’un à l’autre de ces mondes? Pas en oubliant son passé, mais en se le remémorant, jusqu’à ce qu’il se métamorphose. Voilà la leçon et le mystère de vie auxquels la Galerie René Blouin nous convie.
Jusqu’au 3 février
Galerie René Blouin
Nouveau fanzine
Soulignons la parution d’une bande dessinée très originale, underground et à petit tirage, intitulée L’Orteil bouilli. Tout un titre pour un travail d’une grande qualité visuelle réalisé par un jeune artiste, Julien Bakvis. Celui-ci a participé, à la fin de l’automne, à la publication d’un nouveau fanzine ("qui se mange cru"!) nommé Katshup, avec toute une ribambelle de jeunes créateurs talentueux: Melissa Di Menna, Guy Boutin, Alex Boisseau, Francesca Nocera, Luklekler, Super Baby Chicken, Guim, Piston Lubrique et Amanite Phalloïde (!). L’amateur attend avec impatience le second numéro. Pour plus de renseignements, on peut écrire à [email protected]