Claire Savoie / Jocelyne Alloucherie : Trompe-l’oeil
Deux expositions se penchent sur le phénomène du regard en nous montrant qu’il peut être trompeur.
Décidément, la cécité est, ces temps-ci, un outil de réflexion privilégié pour étudier… le regard! Sur la scène internationale, la photographe Sophie Calle et même le philosophe Jacques Derrida, avec une expo sur l’autoportrait, au Louvre, intitulée Mémoire d’aveugle, se sont intéressés à ce thème.
À Montréal, après Raphaëlle de Groot, qui nous a montré le mois dernier des dessins à l’aveugle réalisés avec des non-voyants afin de poser un regard différent sur leur marginalité, mais aussi pour nous dire comment le dessin, avant d’être une représentation du monde, est pour les yeux une gestualité séduisante, telle une danse, voici l’installation vidéo de Claire Savoie qui traite aussi de ce sujet limite pour les art visuels.
L’artiste nous y présente ses mains en train de caresser les murs de la Galerie Circa, où elle expose d’ailleurs. La caméra suit le tâtonnement de ses paumes et de ses doigts comme le feraient ceux d’un individu qui chercherait dans le noir l’interrupteur de lumière. Mais que cherchent donc ses mains?
Dans le monde occidental où le regard l’a emporté sur les autres sens, le spectateur est bien frustré de ne pas savoir ce que l’artiste appréhende ainsi au bout de ses doigts. Quels mystères recèlent ces murs? Peut-être l’écart entre le regard et le toucher, entre le monde à distance de la vision et la sensualité plus intime du contact? Cela ne serait déjà pas une si mauvaise idée. D’autant plus que d’étranges sons émis par des haut-parleurs nous disent un écart supplémentaire, celui qui existe entre ces sens et l’ouïe.
Au 18e siècle, siècle des Lumières, plusieurs penseurs et artistes se sont intéressés au sujet de la cécité et du recouvrement de la vue pour montrer comment l’être humain pris dans l’obscurantisme pouvait apprendre à voir clair.
Ici, Savoie semble énoncer une disjonction des sens que souvent, dans les époques classiques, on a voulu nier en créant l’idée d’un corps unifié et ordonné. Rien que pour cela, cette expo de Savoie, grâce à ce dispositif très simple, est une grande réussite.
Jusqu’au 21 avril
Galerie Circa
Les pièges du regard
L’artiste Jocelyne Alloucherie leurre ses spectateurs! Et en plus, elle le fait avec élégance, en séduisant les yeux. On ne saurait donc s’en plaindre. Bien au contraire. Mais jugez vous-même de la tromperie…
Ce qui au premier regard pourrait être perçu comme des dessins en noir et blanc au fusain sur papier se révèle être des photos en couleur! Que l’on puisse utiliser des textures de papier et de grains photographiques pour qu’ils apparaissent rugueux au point de mimer le dessin et peut-être même la peinture, passe encore… Tous les photographes pictorialistes qui, vers 1900, dominaient le milieu de l’art en Occident ont joué sur ce tableau-là, grâce à des techniques de brossage et de grattage laissant un fini plus rude. Et Alloucherie fait, elle aussi preuve de son contrôle des techniques photos en y joignant même celles de l’informatique pour raffiner encore plus ses représentations d’espaces plongés dans l’ombre.
Mais que sous sa main la couleur se transforme, grâce à des camaïeux, en un très brut clair-obscur qui de loin semble proposer une simple opposition chromatique digne du jour et de la nuit, voilà qui est plutôt surprenant et qui rajoute au mystère de ces images.
Installées derrière des montants de bois – qui ressemblent à des balustrades auxquelles on serait tenté de s’appuyer (à ne pas faire, puisque leur stabilité est précaire!) pour en savourer la beauté, comme si on était sur un balcon surplombant des paysages merveilleux -, ces images séduisent et surprennent le regard, tout à la fois.
Bien sûr, au-delà de ce subtil jeu visuel, s’énonce un sérieux et important discours sur la spécificité des médiums artistiques qui, comme on le sait, fut le cheval de bataille des artistes modernes depuis au moins le XIXe siècle. La peinture ne serait pas la littérature (et n’aurait donc pas à raconter une histoire), la photo ne serait pas le dessin. Chacun de ces médiums aurait donc des moyens – et des limites propres – pour représenter le monde. Cette spécificité des arts semble de plus en plus remise en question. Il faut dire que, malgré tout ce que l’on pourra dire, en histoire de l’art, c’est davantage le médium qui s’est plié aux rêves des artistes que les artistes qui se sont soumis aux contraintes des matériaux.
C’est pourquoi de cette tromperie-là, on est bien friand. Elle parle de la capacité de l’artiste à inventer des usages nouveaux aux techniques et à transgresser des normes représentatives, plutôt que du respect des règles.
Même si ces récentes installations photographiques d’Alloucherie ne représentent rien de totalement nouveau dans son univers, elles sont néanmoins un pas de plus dans l’expression raffinée d’un travail sur la perception, qui mérite bien un regard attentif de la part du spectateur.
Jusqu’au 5 mai
Galerie René Blouin