Carole Baillargeon, La Robe écrite : Fibres sensibles
Au moment des heures graves, bien des choses peuvent sembler futiles. Pourtant, les oeuvres de CAROLE BAILLARGEON tiennent la route et ne nous paraîtront jamais superficielles. Émotion forte.
Douze idées de robe en prévision du pire
, c’est le titre d’une série d’esquisses de Carole Baillargeon, 12 petits tableaux-objets, sources ou exercices pour de futures sculptures. Ce titre est inspiré du recueil de poésie de Tania Langlais, un des titres qui nous introduit à l’univers littéraire de Carole Baillargeon dont est empreint toute sa production récente présentée à la galerie Trompe-l’oeil. Et quelle production! Celle qui incarne le mieux les pratiques hybridant les métiers d’art (le textile notamment) et l’art contemporain parvient avec justesse à communiquer et à exprimer ses idées, ses réflexions, ses émotions. Carole Baillargeon n’en est pas à ses premières armes, c’est vrai: elle a participé à des centaines d’expositions, réalisé plusieurs oeuvres d’intégration à l’architecture, a reçu des bourses, des mentions, dont le prix Rayonnement international des Prix d’excellence des arts et de la culture 2000.
La production récente de Carole Baillargeon nous semble être la plus convaincante qu’ait jamais réalisé l’artiste. Cinq sculptures occupent l’espace. Cinq robes, pour être plus précise: une robe de l’âme, une de la séduction, une de la folie et de la liberté, une du souvenir et une de l’abnégation. Ces oeuvres sont fondées sur des sentiments profonds et une réflexion rigoureuse parfaitement incarnés dans la matière. En même temps, ces sculptures interrogent sur la faculté qu’ont certains artistes à travailler dans des registres sombres, a priori plus difficiles d’accès, voguant dans des zones où le ton se démarque radicalement de celui qu’on fréquente plus volontiers où se mêlent l’humour, l’ironie ou le ludique, favorisant, dans les meilleurs cas, une certaine distance critique. Mais quand une oeuvre fonctionne, et c’est le cas ici, on ne peut que se soumettre et en reconnaître les qualités.
Le groupe de sculptures présenté est le résultat d’une année de travail en atelier, pour Carole Baillargeon et son équipe. Chaque pièce condense des histoires personnelles, des recherches sur le textile, le vêtement et son histoire, et s’inspire aussi de récits littéraires et poétiques. Dans la Robe souvenir, c’est le décès du père de l’artiste dont il sera question. Le processus du deuil est à l’oeuvre dans le procédé même de cette sculpture, faite de tissus tressés et de multiples noeuds. Mais l’histoire personnelle est vite transcendée par la portée plus universelle de l’oeuvre. Ce n’est pas étonnant puisque ces procédés prennent leur source dans des rites d’origines irlandaise et écossaise consistant à nouer et à accrocher des bouts de tissu aux arbres en guise de prière, une pratique partagée aussi par les bouddhistes. "Aujourd’hui, raconte Carole Baillargeon, les associations de VIH ont repris cette tradition. Par exemple, ils vont dans le Parc de l’espoir à Montréal nouer des bouts de tissu sur les arbres à la mémoire des victimes du SIDA." Comme un souhait ou une prière. Il n’est pas étonnant que la Robe mémoire produise autant d’effet. Et cela vaut pour presque chaque sculpture. Certaines robes peuvent apparaître dérangeantes, répugnantes même, comme la Robe de l’abnégation (sacrifice volontaire de soi-même, dixit Robert) où un mannequin est recouvert de cheveux noirs synthétiques appliqués un à un et formant une robe capillaire presque insoutenable. Même pour l’artiste elle-même: "Quand je l’ai vue la première fois, elle m’a fait beaucoup de peine… Pourtant, les gens la trouvent belle! Il y a quand même quelque chose d’obsessif là-dedans. Mais que veux-tu? C’est ça l’idée et j’y vais jusqu’au bout!"
On pourrait considérer certaines pièces comme résultant d’une sorte d’"esthétisation" de la souffrance, mais on a aussi et surtout affaire à une adéquation parfaite de la forme et du contenu. Dans des oeuvres de cet ordre, l’investissement émotif et personnel de l’artiste transcende l’individuel pour nous rejoindre totalement. En présence de ces sculptures, nous vivons certes des émotions, qu’il s’agisse de répulsion, de peur, voire d’une certaine tristesse, mais n’opère pas seulement ce qu’Aristote nommait la catharsis: ces sculptures rappellent aussi toute la capacité des formes à produire du sens. Et, fort heureusement, il y a toujours cette distance propre à l’objet d’art qui sait osciller constamment entre la matière même et sa signification. Carole Baillargeon a aussi une explication plus… pragmatique: "C’est aller au-delà de la technique et y intégrer du contenu, des références pour pouvoir accrocher les gens. Mon intérêt, c’est de faire de belles choses, même si c’est mal vu… C’est peut-être utopique, mais je veux interpeller le plus de monde possible." Touché.
Jusqu’au 30 septembre
À la galerie Trompe-l’oeil
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