Le Ludique : Salles de jeu
Arts visuels

Le Ludique : Salles de jeu

La Mercedes de BGL trône dans la salle 4 du Musée, la peinture homéopathique de FABRICE HYBERT nous révèle son univers à petites doses, les Apparitions de MATTHIEU LAURETTE sont un pur délice et les sucreries de CLAUDIE GAGNON nous montrent le chemin. Enjeux de l’art contemporain.

L’humour, le jeu et la dérision sont évidemment à la mode. On pourrait même mettre le chapeau d’un sociologue polémiste et dire avec lui: "Le ludique, c’est l’idéologie dominante!" Cependant, derrière ce thème séduisant – qui n’est pas sans lien avec le désir légitime de rendre accessible l’art contemporain – se cache plus qu’une catégorie rassembleuse. Tel que l’envisage Marie Fraser, la commissaire invitée, l’activité ludique est considérée comme une attitude propre à certains artistes contemporains. Mais encore. La commissaire livre dans le catalogue sa réflexion sur cette approche de l’art qui permet aussi un regard critique sur la société: "[…] pour que le jeu fonctionne, il faut que le joueur soit conscient qu’il est en train de jouer, voire d’être déjoué. Le recours à un mode de pensée ludique permet donc de renégocier la réalité et, du même coup, de rendre supportable un réel parfois insupportable." D’ailleurs, comme le souligne la documentation du Musée, les artistes réunis "exploitent les potentialités poétiques, fictives et critiques du jeu". Et ce n’est pas d’hier que les artistes procèdent ainsi. Jacinto Lageira cerne, dans le même catalogue, l’apparition du jeu dans l’art moderne, chez les surréalistes, les dadaïstes, pour Duchamp, Tzara, "qui revendiquaient la mise en pratique de jeux existants ou inventés par les oeuvres". Mais aussi et surtout, pour reprendre les mots de Marie Fraser, "[…] derrière de telles manifestations ludiques, s’exprime aujourd’hui une interrogation sur le sens du monde, sur notre rapport à la réalité et sur notre perception du monde". On peut aussi considérer l’activité ludique comme une métaphore de la création: entre les mains des artistes apparaît tout son potentiel critique.

Aux arts citoyens!
Le Musée donne donc le ton avec comme slogan publicitaire: "Aux arts citoyens", un jeu de mots pacifiant l’expression extraite de La Marseillaise, qui résonne d’autant plus en ces temps de guerre imminente, mais qui s’avère surtout fort à propos puisque cette exposition est la plus importante activité en arts visuels de la saison de la France au Québec. Une vingtaine d’artistes français et québécois y ont été réunis. On y retrouve de très bonnes oeuvres, et surtout – rendons hommage aux invités – de très bons artistes français à découvrir (plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs déjà participé à maintes expositions prestigieuses dont la Biennale de Venise, l’un des plus anciens événements internationaux en art contemporain). Il en est ainsi de l’artiste français Matthieu Laurette, dont l’oeuvre, Apparitions (1995) est constituée d’un moniteur tout ce qu’il y a de plus banal où on peut visionner une sélection d’apparitions de l’artiste dans différentes émissions de la télévision française. Il est tantôt spectateur, tantôt candidat à différents quiz et autres jeux télévisuels. De l’esthétique relationnelle telle que l’a définie Nicolas Bourriaud? "Ce n’est pas la simulation d’une activité réelle, explique Laurette. Je travaille avec le réel." Dans le jeu de l’artiste, c’est la culture de masse qui est détournée et la critique s’adresse autant à l’art, dont l’oeuvre remet en question les frontières en sortant de son champ spécifique, qu’au dispositif télévisuel dont "il redouble la dimension du spectacle".

Jeu et fiction
On a aussi affaire à une grande diversité d’approches, de médiums: vidéo, dessin, installation, assemblage d’objets récupérés, sculpture. La voiture de BGL s’impose d’emblée et, bien qu’on l’ait vue à plusieurs reprises, elle ne perd rien de son impact. L’art flirte ici avec l’imaginaire populaire et la culture de masse, pour reprendre les mots de Marie Fraser. L’activité ludique est tantôt une question de procédé, tantôt de représentation. Adel Abdessemed, un artiste français d’origine algérienne, séjournant à New York et qui n’a pu se déplacer de crainte de ne pouvoir retourner aux États-Unis, présente une bande vidéo montrant un homme nu jouant de la flûte. La grande projection vidéo, fait du joueur un géant, dont la musique envoûtante résonne comme une douce subversion. Pour Marie Fraser, "les événements récents [l’attentat du 11 septembre au WTC] donnent une force politique encore plus grande à son oeuvre". C’est possible. Mais l’activité ludique ne demeure-t-elle pas dans une sphère protégée à l’écart de la vie? Quand on pense au travail de Sylvie Laliberté, qui s’adonne au jeu de l’art sur un ton volontiers enfantin, il semblerait que oui. Et l’artiste montréalaise le fait la plupart du temps très bien. Mais ici, la banalité du dispositif convainc à demi. Une table et des Sketch and Draw installés pour les enfants meublent un coin du musée. On est invité à visionner une vidéo (qu’on a déjà vue maintes et maintes fois); un art dans lequel excelle d’ailleurs Laliberté.

C’est le bon goût, voir nos conceptions les plus communes du beau, que défie toujours le travail de Serge Murphy. Le Jardin de mon curé (1998) est ludique à souhait et iconoclaste. Son art foisonne d’objets hétéroclites: chaussures, tissus, dessins, objets de macramé. Un amoncellement provoquant qui participe d’un délire poétique qui apparaît sans fin. Une oeuvre dont les matériaux sont aussi pauvres que ceux utilisés par le Français Malachi Farrell. S’il a le mérite de montrer un côté cru des choses, Farrell privilégie un discours qui se veut écologique, presque moralisateur. Mais, disons plus poliment: engagé. Dans un tumulte similaire, l’installation de Jean-Pierre Gauthier fourmille de petits moteurs et d’effets sonores. Quoiqu’elle ne nous semble cependant pas la plus percutante qu’ait réalisée l’artiste, elle a le mérite de guider le spectateur. De l’escalier, des haut-parleurs, un sceau, une poubelle nous transmettent les sons émis par une machine obsédante où des objets motorisés se meuvent dans des mouvements étranges, presque bestiaux. Si Gauthier construit ses jouets avec ses objets récupérés, chez Marie-Ange Guilleminot, l’oeuvre est davantage liée au processus qu’à l’objet lui-même. Témoignant des pérégrinations du Chapeau-vie, des documents photo et vidéo nous font la démonstration des utilisations possibles de l’objet. Le Chapeau-vie de l’artiste française, d’abord créé pour protéger un ami, est devenu prétexte à une foule de variations. Tantôt sac, tantôt couverture ou robe, de Tokyo à Brooklyn, on suit ses péripéties dans différents contextes.

Ludique et lucide
Au parcours des deux salles, de l’entrée et des couloirs du Musée, d’une oeuvre à l’autre, on peut envisager différentes approches de l’activité ludique dans l’art contemporain. Paméla Landry nous invite à toucher ses sculptures, la projection lumineuse de Loriot & Mélia est toute en subtilité, le discours amoureux de Nicolas Renaud apparaît à mesure que le glaçon fond dans sa bouche, occupant tout l’écran. Un monde qui s’accorde à nos désirs, l’excellente bande vidéo de Boris Achour, revisite l’image publicitaire; notre parcours est aussi ponctué de l’étourdissante installation de Claire Savoie, des petits dessins d’Anne Brégeaut, de l’installation de Gisele Amantea, sans oublier l’astucieux jeu d’illusion de Pierrick Sorin. L’installation vidéo Totem 1 de Guillaume Paris nous accueille avec cinq moniteurs où la chute silencieuse et sans fin de personnages extraits de dessins animés rappelle tout le potentiel tragique du jeu.

Peu d’oeuvres de cette exposition correspondent à l’idéologie bourgeoise de l’art – dont il est, manifestement, difficile de se défaire! – telle que Jacinto Lageira la définit dans un texte du catalogue. C’est une vision du jeu de l’art "où le jeu est si insaisissable dans ce qu’il peut révéler de l’art qu’il doit forcément se passer dans l’art quelque chose d’extraordinaire qui ne se passe jamais ailleurs. Surtout pas dans la vie […]". Bien des artistes, en utilisant des matériaux familiers et des procédés de la culture de masse, écorchent au passage cette conception. Certaines oeuvres questionnent et critiquent la société actuelle: notre quotidien, les médias, la consommation. Est-ce un effet pervers? un paradoxe? ou l’un des enjeux de l’art contemporain? Mais en s’appropriant l’esthétique publicitaire, en ayant recours au banal et au familier, certaines oeuvres nous rappellent que l’art peut parfois se consommer avec autant de rapidité et de désinvolture que n’importe quoi d’autre.

Jusqu’au 25 novembre
Au Musée du Québec
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La liberté n’est pas une marque de yogourt
Depuis l’étonnement qu’elle a suscité lors de sa première apparition à la Chambre blanche en 1998 jusqu’à son acquisition récente par le Musée du Québec, la Mercedes de BGL a fait un bout de chemin; le trio de sculpteurs aussi. Et la lettre B, ce n’est pas pour Benz, mais bien pour Bilodeau, G pour Giguère et L pour Laverdière. Les trois artistes travaillent sans répit depuis 1997. Ils préparent actuellement une exposition qui sera présentée dans quelques semaines au Musée d’art contemporain de Montréal. Consécration? Grand risque? Assurément un autre signe d’une reconnaissance d’un milieu de l’art qui attend qu’on le déride et le déroute. Pendant ce temps, le trio cherche toujours l’atelier idéal à prix abordable, mais cela ne l’empêche aucunement de produire, produire et produire: des cellulaires de bois aux différentes variations autour du bungalow, son imaginaire est alimenté par la culture populaire et son art s’attaque à nos désirs réifiés.