Talons et Tentations : Les talons noirs
Arts visuels

Talons et Tentations : Les talons noirs

L’exposition Talons et Tentations tient ses promesses avec quelque 300 chaussures, seules ou en paires, à travers lesquelles on fait un voyage dans le temps et dans les sensations. On en revient en faisant un retour sur soi: "On me voit donc je suis."

Cette réplique de Jean-Paul Sartre à l’énoncé de Descartes "Je pense donc je suis" n’est qu’un exemple parmi des dizaines de petits bijoux qu’on retrouve dans l’essai de Valérie Laforge publié à l’occasion de l’exposition Talons et Tentations, dont elle est la conservatrice invitée. Le petit livre de 100 pages se lit d’un seul trait, surtout après la visite de cette exposition qui parviendra sans peine à stimuler la curiosité des amateurs de chaussures comme celle des esthètes. Valérie Laforge est ethnologue et aborde dans cet essai bien illustré la question de l’apparence, de la séduction, des rapports entre chaussures et pouvoir; cela toujours dans une perspective historique. On y dévoile entre autres qu’au début du XIIe siècle, les souliers s’allongent et qu’on voit apparaître, comme signe distinctif, les chaussures à poulaine que les autorités réglementeront selon le rang social. On apprend que Louis XIV a lancé la mode des talons rouges, privilège réservé à l’aristocratie, une mode à laquelle, on s’en doute, mettra fin la Révolution. Si "l’homme civilisé est un homme chaussé", c’est aussi le caractère érotique de la chaussure qui capte l’attention. Pour William Rossi, cité par Laforge, "le pied est un organe érotique et la chaussure, son vêtement sexuel".

Comme l’audio-guide n’a pas tenu le coup plus de cinq minutes sur nos oreilles, le parcours de l’exposition s’envisage sans le récit revisité de Cendrillon, concocté par les pédagogues bien intentionnés du Musée. Il nous est apparu en effet périlleux de lire sérieusement les textes fort instructifs retraçant la genèse de chaque pièce en écoutant la fée-marraine, Dorothy Berryman. On découvre donc, dans la grande salle plongée dans une pénombre mystérieuse typique de ce genre de manifestation, des vitrines où se succèdent des chaussures qu’agrémentent les installations de Claudie Gagnon et les vidéos de Sylvain Émard, le tout sous la direction artistique de Michel Marc Bouchard. De très anciennes chaussures (100-200 après J.-C.), des dizaines d’escarpins, des bottes de cow-boy ou de dandy côtoient les créations d’Alfred Pellan ainsi que quelques chaussures plus farfelues et d’autres improbables.

Tout aussi surprenants sont les mocassins de cuir et de vinyle mille fois portés par Elvis Presley de 1956 à 1966. Il s’établit avec les chaussures des stars un rapport presque magique qui nous semble révélateur de celui à l’oeuvre dans le fétichisme, ce processus où l’objet se présente comme un substitut que Freud a défini comme comblant un manque, dont on vous épargnera ici les détails. La chaussure est l’ersatz sexuel le plus courant et on la préfèrera souvent de cuir brillant et noir, comme en témoignent de nombreux spécimens haut perchés. Les bottines blanches de Céline Dion nous font moins d’effet? Allez savoir pourquoi. On préfère les immenses bottes plateformes portées par Ginger Spice des Spice Girls, et bien davantage les chaussures de peau de zèbre doublées de mouton portées par Picasso lui-même.

Cet intérêt accordé aux chaussures révèle toute la dimension pulsionnelle du regard que suscitent autant les bottes de cavalier, les chaussures "oeuvre d’art", les créations des designers Blahnik, Ferragamo, de Pérugia, Pfister, Vivier ou les hauts talons provocants de l’excentrique Vivienne Westwood. Au terme de cette incursion dans le jeu des apparences, "un rituel auquel la chaussure participe", rappelle Valérie Laforge, on devine que le refus de jouer est aussi un indice de notre identité: "Ne pas se méfier d’un objet si quotidien, conclut l’ethnologue, c’est faire preuve d’inconscience et oublier la relation étroite qu’il entretient avec notre propre corps." Nul doute que le choix de nos prochaines chaussures se fera avec un soin tout particulier…

Jusqu’au 9 septembre
Au Musée de la civilisation

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