Muniz : Les rêves brisés
Arts visuels

Muniz : Les rêves brisés

L’artiste d’origine brésilienne Viz Muniz, qui expose ces jours-ci chez Dazibao, fait partie de ce groupe de créateurs qui persistent à croire à une implication de l’art dans la  société.

L’art ne serait-il qu’un divertissement? Les arts visuels sont souvent perçus, entre autres par les gouvernements, comme appartenant au domaine culturel. Mais que cette expression est floue et fourre-tout! Une belle manière de noyer l’aspect politique de certaines créations dans le magma informe des industries de l’amusement, des loisirs et des distractions. Et on sait bien comment dans ce domaine culturel se trouvent mélangés sans discrimination Walt Disney et le Louvre, Snoopy et Riopelle… Pourtant, bien des artistes (en fait tous ceux qui sont intelligents) continuent d’offrir une vision critique (plus ou moins directe, bien sûr) et même révolutionnaire du monde auquel ils appartiennent.

L’artiste d’origine brésilienne Viz Muniz, qui expose ces jours-ci chez Dazibao, fait partie de ce groupe de créateurs qui persistent à croire à une implication de l’art dans la société. Muniz s’est fait connaître notamment avec ses oeuvres réalisées avec du chocolat et du sucre, recréant des tableaux très connus ou des images importantes de la mémoire visuelle collective. Les grandes oeuvres de l’histoire de l’art s’y trouvent édulcorées, caramélisées, "bonbonifiées", ramenées au rang de simples décorations de gâteaux de mariage ou d’anniversaire. Il a même recréé La Méduse du Caravage avec des spaghettis et de la sauce tomate! Critique du capitalisme qui récupère l’art pour vendre n’importe quoi? Combien d’entreprises en effet ont utilisé l’image de la Mona Lisa pour les étiquettes apparaissant sur leurs produits ou pour leurs pubs? Muniz effectue ainsi une critique de la "kitschification" du domaine de l’art.

Mais Vik Muniz a frappé encore plus fort. Une de ses premières séries réalisées entre 88 et 90 – que la Galerie Dazibao a la bonne idée d’exposer – donnait à voir des images tirées de la célèbre revue Life. De mémoire, il a redessiné des photos marquantes de cette revue qui, dans les années 50 et 60, a souvent symbolisé la grandeur de l’Amérique. Ces dessins, une fois photographiés, reprennent l’apparence des clichés qu’ils copient mais en créant juste ce qu’il faut d’écart pour que le spectateur ressente un malaise.

Qu’y voit-on? Étrangement, une Amérique meurtrie, tiraillée entre ses rêves et la réalité. L’image de John John Kennedy, petit enfant saluant la dépouille de son père président, qui côtoie la représentation de l’homme marchant sur la Lune, est exemplaire de cela. La reprise de la photographie de Nick Ut exhibant cette petit fille de neuf ans – Phan Thi Kim Phuc – fuyant nue, le corps brûlé, un village bombardé au napalm, à la suite des ordres de l’armée américaine,contraste avec cette vision d’un public s’amusant dans un cinéma. Pas loin, cette image montrant un suspect vietcong avec un pistolet sur sa tempe devient encore plus insoutenable. Ce choix d’images effectué par Muniz, qui a immigré aux États-Unis en 83, montre aussi ce que l’Amérique peut symboliser comme univers double dans l’imaginaire planétaire.

Voici une expo qui aurait pu s’appeler "Le chemin des rêves brisés". Le spectateur y aura la sensation d’un moment de clairvoyance, celui d’une époque – les années 60 – revenant à la dure réalité de la vie. Mais cette expo souligne comment alors dans la société américaine le journalisme, et en particulier le photo-journalisme, se voulait plus contestataire. D’ailleurs, après la guerre du Viêt Nam, jamais les reporters de guerre ne seront plus aussi libres dans leur couverture des événements. Le gouvernement américain a retenu une leçon de cette époque.

Certes, le flou des images ainsi reconstituées par Muniz pourrait sembler un peu trop littéral, une métaphore trop simple de l’oubli. Mais Muniz souligne en fait le désir d’amnésie de toute une société. Il y a des actes et des images que beaucoup préféreraient oublier.

On appréciera aussi dans cette expo le travail d’Eric Cameron qui faisait partie de la dernière biennale de Montréal. Il continue de créer de fausses concrétions naturelles, croisement entre des cailloux et des stalagmites. Composées d’objets recouverts de couches de plâtre et d’acrylique, ces formes presque organiques constituent une belle manière de parler de l’inconscient. Pour comprendre ce qu’elles recèlent, il faudrait les décortiquer. Cela prend d’autant plus de sens quand on apprend que ces formes étranges contiennent, enfouis au plus profond d’elles-mêmes, des rouleaux de photos de tous les orifices (bouche, narines, vagin, anus, nombril…) d’une femme!

Quant au travail de Vid Ingelevics, il me paraît le moins fort des trois. Ces photos d’objets ou d’images prisonnières de la glace me semblent être celles qui échappent le moins facilement à une métaphore simple du temps et de la mémoire.

Jusqu’au 6 avril
Galerie Dazibao

à signaler
Les Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques ont été remis le mercredi 20 mars à Rideau Hall. Pour cette troisième édition, les artistes récompensés sont: AA Bronson, seul survivant du célèbre et fabuleux collectif General Idea; le peintre et photographe Charles Gagnon, dont on a pu voir une rétrospective de l’oeuvre l’an dernier au Musée d’art contemporain; le sculpteur, peintre, dessinateur et performeur Edward Poitras, premier artiste autochtone à représenter le Canada à la biennale de Venise en 95; David Rokeby, qui réalise des interactions interactives; Barbara Steinman, qui a créé de nombreuses installations, sculptures et oeuvres vidéographiques ayant une préoccupation sociale; Irene F. Whittome, qui dans son oeuvre a interrogé les dispositifs muséologiques. Les lauréats recevront un montant de 15 000 $.