Les Commensaux : Le retour du politique
Ouvrage de référence fabuleux, la publication des Commensaux montre la force de l’idée que l’oeuvre d’art peut réinventer les relations humaines. Rares sont les livres qui proposent une réflexion critique aussi articulée sur l’art contemporain québécois tout en tissant des liens avec la scène internationale.
Cela fait déjà plus de trois ans que le critique français Nicolas Bourriaud a publié son formidable livre Esthétique relationnelle. Depuis, ses idées ont fait des petits, plusieurs artistes et critiques y ayant fait abondamment référence. Certains n’y verront qu’une mode. Pourtant, ce livre est un indispensable de la dernière décennie. Il faut dire que peu en ont vraiment compris l’enjeu.
À travers son concept d’esthétique relationnelle, Bourriaud met en place un nouveau critère de jugement de l’oeuvre d’art: sa capacité à inventer ou à renégocier les relations interpersonnelles. L’oeuvre d’art existerait avant tout dans sa valeur d’usage et, au bout du compte, dans sa capacité à interroger et à défier les comportements normalisés par le pouvoir dominant des bourgeois qui se servent de l’art comme outil pour se réconforter dans leur mode de vie.
Voici que la publication Les Commensaux fait le point sur l’année 2000-2001 que la Galerie Skol a dédiée à cette esthétique relationnelle. C’est un ouvrage de référence fabuleux, un répertoire des pratiques actuelles au Québec qui montre la force de cette idée. Une manière de faire un retour sur de bonnes interventions – celles de Sylvie Cotton, Martin Dufrasne, Mathieu Beauséjour, Massimo Guerrera -, mais aussi sur quelques ratés, comme cette pseudo-parodie de conférence de presse d’Iwona Majdan qui ne mettait rien en scène sinon le manque de préparation de l’artiste, ce qui contrastait avec ses interventions plus intelligentes comme ce temps de disponibilité qu’elle offrait à tous.
Mais il faut surtout saluer le travail effectué par Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs, qui ont dirigé cette publication, car rares sont les livres qui proposent une réflexion critique aussi articulée sur notre art contemporain tout en tissant des liens avec la scène internationale. À la fin 99, il y avait eu le très brillant livre de Rose-Marie Arbour, L’art qui nous est contemporain, qui avait aussi su nous nourrir intellectuellement. On appréciera en particulier le texte de Loubier qui analyse les modalités de présence de l’art dans le tissu social à travers des mots-clés comme "mimétismes", "inoculations" et "passe-murailles".
J’effectuerais cependant un reproche à cet ouvrage: j’aurais aimé que l’aspect politique de l’ensemble soit encore plus souligné. Rappelons que cette esthétique relationnelle est une reconceptualisation de l’art post-happening, une relecture du politique en art avec, étrangement, une vision à la fois post-marxiste et marxiste! Bourriaud tient compte de la fin des grandes idéologies tout en renouant avec les prémisses de la critique du capitalisme. Rien de moins. Le commensalisme qui sert ici de référence ne rend pas compte de l’aspect révolutionnaire de cette idée. L’art ainsi pensé ne se veut pas absolument sans danger. La comparaison avec la révolution sexuelle des années 60 peut servir à mieux comprendre cela. Les changements micro-politiques de cette époque, le renouvellement des échanges interpersonnels qu’une telle révolution a apportés et dont nous sommes les héritiers ont changé profondément la société avec la part de risque et d’inconnu qu’induit toute réinvention de soi: sida, mariage gai, PACS français, famille reconstituée, pour lesquels il faudrait inventer de nouveaux mots (comment désigner un frère ou une soeur avec qui on a été élevé mais sans avoir les mêmes parents génétiques?)… L’esthétique relationnelle nous parle aussi d’une réinvention risquée de l’art et des liens humains, ne serait-ce qu’en glorifiant les échanges non capitalistes: troc, vente à perte, don…
Malgré cela, Les Commensaux sont absolument à lire.
Maniérisme
La maestria picturale – cette virtuosité de la main de l’artiste – est-elle suffisante pour faire un bon tableau? Un tableau bien peint est-il un tableau réussi? Une peinture, c’est plus que ça! C’est une vision, une relecture du monde d’inspiration politique, sociale, psychanalytique – que sais-je encore? -, mais c’est toujours une manière de déstabiliser le regard, le corps et l’esprit du spectateur. L’art pour l’art n’est que le signe d’un dandysme qui croit être contestataire mais qui, dans le fond, joue plus souvent qu’autrement le jeu de la bourgeoisie pour qui l’art est soit un divertissement, soit un faire-valoir.
Les peintures de Dennis Ekstedt donnent à voir des vues de villes, ainsi que des maisons et des voitures la nuit, le tout traité avec une touche floue, se référant à la fois à la manière de Gerhard Richter ou de Ross Bleckner. Voilà donc un artiste qui a un talent certain. Mais le visiteur restera néanmoins sur sa faim devant ses images. Car de quoi parlent-elles? L’artiste dans son texte sur sa démarche artistique mentionne qu’il trouve "fascinant de voir à quel point le paysage urbain peut ressembler à un organisme lumineux que parcourt, tel un système nerveux ou sanguin, la lumière, manifestation de la présence humaine". Certes, ses peintures font penser à cela, mais sans qu’on sente vraiment une implication plus profonde de l’artiste dans son sujet. Pourtant, certains tableaux nous laissent entrevoir une capacité à user de sa peinture d’une manière plus intense. Ce très bon peintre doit mieux nous montrer comment son sujet le touche. À surveiller.
Signalons que les éclairages de l’expo sont absolument insupportables. Que cette mode d’éclairages très concentrés créant des halos autour des oeuvres disparaisse au plus vite! Je me permets de décrier à nouveau une telle manière de faire car le spectateur s’y trouve ébloui par la lumière intense des projecteurs se réfléchissant sur les peintures et n’arrive plus à savoir ce qui en constitue l’éclat: le traitement pictural ou la force des ampoules?
Jusqu’au 28 avril
À la maison de la culture Frontenac