Documenta de Cassel : Thèmes engagés
Cet été en Allemagne, deux gigantesques expositions regroupant plus d’une centaine d’artistes permettent de situer où en est l’art contemporain à l’heure actuelle. Il s’agit de la 11e édition de la Documenta, qui a lieu tous les quatre ou cinq ans depuis 1955 dans la petite ville de Cassel. Et la quatrième Manifesta, biennale nomade en Europe, est accueillie cette année par la ville de Francfort.
Un premier constat saute aux yeux en visitant ces expos en Allemagne: l’éclatement des pratiques de l’art, entamé la décennie précédente, se poursuit; et on ne sent toujours pas se détacher de mouvements artistiques prépondérants. Aucune forme de création digne du happening des années 60, de l’art conceptuel (très dominant lors de la Documenta en 72) ou même de la peinture de la trans-avant-garde italienne du début des années 80, aucune nouvelle tendance, donc, n’arrive à polariser le milieu de l’art.
Le 20e siècle s’est achevé un peu en queue de poisson; l’art actuel continue d’être plus le fait de quelques bons artistes travaillant dans des voies très différentes que le lieu d’un réel débat d’idées.
On se croirait presque revenu 100 ans en arrière. Les années de passage d’un siècle à l’autre – entre 1885 et 1905 – avaient-elles aussi représenté un creux certain après les grandes époques du romantisme, du réalisme et même de l’impressionnisme au coeur de grandes polémiques artistiques, intellectuelles et même politiques. Verra-t-on, d’ici peu, un renouveau majeur comme celui du fauvisme et surtout du cubisme après plusieurs années plus ternes? C’est à espérer.
Pour l’instant, quelques tendances – à défaut de grandes idées – continuent d’être dans l’air du temps. En premier, notons comment beaucoup d’artistes continuent d’utiliser des projections de vidéos et autres courts métrages. On ne sait si l’on doit s’en réjouir. La réflexion et les recherches sur le cinéma en marge du très dominant modèle américain seraient-elles en train de trouver leur dernier refuge dans les expositions d’art, à défaut de pouvoir encore grandir dans le réseau de productions et de présentations conventionnel?
Les très beaux portraits sociologiques en vidéo de Fiona Tan (à la Documenta) ou le récit très éclaté et presque rhizomatique de Jeanne Faust (à la Manifesta) en sont les exemples les plus réussis. Mais, parfois, la durée des séances de projection me fait croire que ce type d’événement n’est peut-être pas le meilleur endroit pour donner à voir au public ces petits films frôlant souvent le documentaire. Le constant passage entre des pièces demandant quelques minutes d’attention à d’autres exigeant une demi-heure, une heure ou parfois plus de concentration rend difficile le processus de visite de ces expos. Deuxième caractéristique à souligner: l’art contemporain occidental dominé par les puissances riches et par des artistes vivant surtout aux États-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France (on dirait presque le G7, le Canada y étant lui aussi représenté par les Vancouvérois Stan Douglas et Jeff Wall, ainsi que par la maison de production de courts métrages inuits Igloolik Isuma) continue de vouloir intégrer – et d’assujettir? – le reste du monde. La Manifesta donne à voir les artistes de toute l’Europe. La Documenta a été pensée par le Nigérien d’origine Okwui Enwezor comme un événement international fragmenté en plusieurs plateaux – plusieurs rencontres, colloques et projections vidéo – présentés depuis l’an dernier de Vienne à Lagos en passant par Berlin, New Delhi, l’île de Sainte-Lucie dans les Caraïbes! Le tout culminant par l’expo de Cassel. Mais dans les oeuvres, cela donne-t-il réellement lieu à une réflexion sur les identités et sur la domination du milieu de l’art et du monde par l’homme blanc? Quelques artistes y sont arrivés. L’installation presque chaotique de dessins de l’Américain Raymond Pettibon est l’une des plus politisées de l’ensemble. Il s’agit d’un commentaire très acide sur les États-Unis et sur le 11 septembre. Dans ses dessins, on peut lire: "America: a foreign policy?? What?? Where? Why?!" L’univers des symboles et des mythes de l’Amérique y est ridiculisé, ramené à des super héros de bandes dessinées en érection. Décapant.
L’artiste d’origine londonienne mais vivant maintenant à Amsterdam Steve McQueen, avec son vidéo intitulé Western Deep, rend compte de l’exploitation des êtres avec une grande intensité. Un vidéo, très noir, parfois illisible, suit la descente presque aux enfers de travailleurs dans l’une des plus profondes mines d’or du monde située en Afrique du Sud. Un sentiment de claustrophobie et de total isolement s’en dégage.
Alfredo Jaar, que nous avons pu voir à Montréal lors du Mois de la photo en 99, dénonce le contrôle des images et de l’information. Des textes sur un mur racontent, entre autres, l’achat et l’enterrement par Bill Gates de 17 millions d’images d’archives ou encore la mainmise par le gouvernement américain de toutes les vues satellites de l’Afghanistan durant les bombardements. Le tout s’achève sur un écran blanc qui brûle les yeux, une vision du monde où nous sommes littéralement aveuglés. Simple mais très juste.
Jeff Wall donne à voir lui aussi l’invisible. Un passage du roman Invisible Man (1952), de l’écrivain africain américain Ralph Ellison, a été recréé par le célèbre photographe Wall. Le héros du récit, un homme noir, trouve refuge par rapport à la société raciste dans un sous-sol de Harlem où plus d’un millier d’ampoules très blanches lui tiennent compagnie et le réconfortent de leur lumière. Un commentaire sur la place des Noirs dans la société américaine. Une grande pièce.
Dans le même type de questionnement sur la place de l’artiste et des individus dans la société, on notera, cette fois-ci à la Manifesta, le participation de la Danoise Lise Harlev qui a imprimé sur des affiches des textes discutant de sa place dans ce type de super exposition dans le monde de l’art. On peut y lire des commentaires sarcastiques à méditer. L’art engagé est tout de même présent.
Documenta 11
Jusqu’au 15 septembre à Cassel
Manifesta 4
Jusqu’au 25 août à Francfort